Le gérant

de Mario Corte

Traduction française de Fanny Brisson

 

Massimo ferma la porte d’entrée. Il tenait les clefs fermement serrées dans sa main. Il ne lui était arrivé qu’une fois, tâtant les poches de sa veste après avoir fermé la porte, de s’apercevoir qu’il les avait laissées à l’intérieur; mais une fois avait suffi, et il ne voulait plus s’y risquer. Quatre tours de clef, et le voilà en partance pour le travail. De l’émotion, un peu d’euphorie, presque de la joie. Le travail que tu aimes est le plus beau du monde. Tu te sens quelqu’un sur Terre, si tu aimes ton travail. C’était vraiment une belle journée, cela se voyait déjà à la trouée de ciel bleu, limpide et net, que l’on surprenait à travers la grande porte vitrée du rez-de-chaussée.
Massimo se retourna, impatient de diriger ses pas vers la rampe de lancement de cette porte lumineuse et pleine de promesses. C’est alors seulement qu’il aperçut quelques mètres derrière lui, au pied du grand escalier de l’immeuble, le gérant et le concierge qui s’entretenaient à voix basse.
Il connaissait assez mal le gérant. C’était un type âgé toujours absorbé dans quelque chose. Le concierge lui était plus familier: c’était une personne cordiale et extrêmement loquace, qui avait cependant le don de dissiper en un instant l’enthousiasme parfait de Massimo, même lorsqu’il était à son comble. Plus d’une fois, assis sur le banc de la loge, il l’avait intercepté tandis qu’il se dirigeait à longues enjambées vers l’étreinte d’un jour nouveau, prenant au piège son pas franc et ostensiblement pressé dans le guépier d’un invariable: "Vous avez vu, Monsieur Massimo?". "Quoi donc?" répondait Massimo les dents serrées, freinant sa course comme un automobiliste frustré dans son élan par la palette d’un agent de la circulation. "Comment, quoi donc?", répliquait le concierge, commençant immédiatement à exposer son point de vue sur la nouvelle du jour. Les sujets couvraient les trois domaines sur lesquels lui, comme à peu près tout le reste du genre humain, se sentait doté d’une opinion toujours claire, originale et courageuse, de celles qui vont droit à l’évidence: la politique, la justice et le football.
Massimo, désireux de rendre sa cordialité au concierge, et en même temps, de limiter la durée de l’entretien, au début avait cédé à l’audition de ces sermons compliqués, se contentant de toussoter nerveusement et de regarder l’horloge avec insistance, pendant que son esprit vagabondait ailleurs. Mais regarder l’horloge, quand on a en face de soi quelqu’un qui a pour principal objectif de te soustraire ton temps, pour se l’accaparer, est une opération inutile.
Bien plutôt, dans ce cas, cela produisait tout simplement l’effet contraire. Massimo ne se rendait en effet pas compte que le concierge en avait fait sa proie pour épancher la sourde aversion qu’il nourrissait contre lui, tout juste à cause de sa gestion du temps. C’étaient les horaires farfelus de Massimo qui lui restaient en travers de la gorge. Pour le concierge, il était inconcevable qu’un homme, un vrai, un homme qui avait à sa charge une famille, sorte de chez lui un jour à dix heures, un autre à midi, un autre tout bonnement dans l’après-midi.
Combien de fois Massimo, fatigué par une nuit d’écriture qui l’avait tenu éveillé jusqu’à des heures indues, avait été tiré du lit, par les inexorables coups de sonnettes par lesquels le concierge le rappelait à une vie plus réglée et moins scandaleusement paresseuse. Une fois levé, un martèlement dans les tempes et indécis quant à dire s’il s’agissait du matin ou de l’après-midi, une fois la porte ouverte, il trouvait face à lui le concierge, appuyé au chambranle, avec le visage sournois de quelqu’un qui t’a surpris dans l’exercice de ton vice le plus honteux; il lui remettait invariablement une lettre, lorgnant avidement à l’intérieur, à la recherche de Dieu sait quels indices. Il s’en fallait de peu qu’il ne renifle l’air. Le prétexte était toujours le même: lui remettre une lettre. Pas une recommandée ou un télégramme: une simple lettre - parfois une annonce publicitaire, tout à fait reconnaissable à la graphie -, qui aurait parfaitement pu être mise dans la boîte à lettres en même temps que celles de tous les autres habitants de l’immeuble.
La rancœur du concierge contre les étranges horaires de Massimo était accentuée par le fait que Ale, la femme de Massimo, partait au contraire tous les matins à sept heures et demie pile, rejoindre l’école où elle enseignait, et qui était plutôt loin de leur quartier. "Enfin", s’interrogeait le concierge, "est-il possible qu’une femme se lève aussi tôt et que son mari reste à paresser, des heures durant, à la maison, bien au chaud?".
A cette époque, Massimo payait le fait d’être journaliste free-lance pour divers journaux. Autant de périodiques d’ailleurs, qui s’ils le pressaient par tous les moyens pour qu’il remette ses articles tantôt à l’heure, tantôt tout bonnement en avance, ne lui passaient cependant pas la corde au cou avec des horaires matinaux. Et dans ces conditions, il préférait s’en aller vaquer dans la journée à faire des recherches et des interviews, et écrire le soir jusque tard dans la nuit.
Mais tout ceci n’intéressait pas le concierge. "Oui, d’accord: il est jour-na-liste. Et après, il le vend c’journal? D’après moi, en voilà un qui vit aux crochets de sa femme et de ses beaux-parents", était le commentaire par lequel le concierge réglait son compte à cet homme quand il parlait de lui avec les locataires et propriétaires de l’immeuble.
Arrêter Massimo sur le seuil de la porte était d’une part un moyen d’officialiser le fait qu’il était en réalité un sans travail privilégié, et de l’autre (au cas où il l’aurait réellement été) un moyen de s’entretenir avec un vrai journaliste, lui infligeant ses éditoriaux tout personnels sur la situation politique, judiciaire et sur le football italiens.
Massimo, ignorant de tout cela, avec le temps avait trouvé la formule, selon lui gagnante, pour exprimer des avis strictement ‘professionnels’. Au fond il était vraiment journaliste. D’économie, il est vrai, c’est-à-dire d’un secteur que le concierge ne se serait pas hasardé à effleurer. Mais la discussion n’en demeurait pas moins entre un journaliste et un concierge. Massimo, toutefois, ignorait combien peu influente était cette différence, aux yeux de quelqu’un qui n’avait aucune intention de lui pardonner sa vie ‘aisée’, et avait au contraire juré de la lui faire payer le plus cher possible.
Une fois, traqué par le concierge qui lui exposait son point de vue sur la peine de mort (dont il était un fervent partisan) il remarqua que là, sur le comptoir où était assis le concierge, tout grand ouvert juste devant lui, était un de ses articles paru dans un des principaux hebdomadaires nationaux. "Eeh, mais regarde un peu par-là", dit-il, dans le but de repousser les limites mises à sa liberté de mouvement en redonnant aux choses leur juste proportion. "Mon article..."
Le concierge, irrité d’avoir été interrompu par cette intervention de gloriole dans un monologue qu’il considérait hautement inspiré et original, consentit un coup d’œil au titre de l’article puis lui répondit, d’un ton sec et plein de hauteur:
"Vous voulez savoir ce que je pense de ces choses-là? La bourse, les titres, l’indice MIB... Qu’il faut vraiment ne rien avoir de mieux à faire pour penser à jouer en Bourse. Et va savoir si ce n’est pas avec les sous des autres...".

Maintenant le concierge était là, avec le gérant, à quelques mètres de lui. Les deux hommes continuaient à comploter tout bas.
"Bonjour!", dit Massimo d’une voix claire et forte à l’adresse des deux hommes. La totalité du porche résonna de son salut. Le gérant continua, imperturbable, à parler à voix basse avec le concierge. Bien plus, avec un stylo qu’il avait à la main, il commença à indiquer quelques coins du porche où devaient probablement être faits certains travaux, ou des vérifications. Le concierge, en revanche visiblement embarrassé, lança un regard furtif en direction de Massimo, sans toutefois répondre à son salut ne serait-ce que par un simple signe.
Massimo attendit le temps nécessaire pour s’assurer que les deux hommes n’aient eu aucune intention de répondre à son salut et puis, un peu blessé, se dirigea d’un pas tout autre que conquérant vers la porte cochère.

La journée de Massimo fut mauvaise. Pleine de petits accrocs et d’incidents. Quand, à l’heure du déjeuner, il s’arrêta dans un café pour manger quelque chose, il sentit en lui l’ombre du souvenir de ce bel appétit qui accompagnait ses midis. Il commanda une formidable escalope panée, napée de jambon et d’un œuf sur le plat, qu’il ne réussit pas à apprécier et qui lui resta sur l’estomac. Deux travaux auxquels il tenait beaucoup lui furent retournés. Il ne fit qu’une interview, un ancien responsable du budget anglais qui lui avait promis des révélations extraordinaires sur certains emplois des fonds de la Couronne d’Angleterre, et qui lui demanda au contraire un petit prêt, parce qu’il voulait s’installer en Italie avec sa maîtresse, et était pratiquement dans le rouge. A la maison, Ale lui avait préparé un couscous, mais il le toucha à peine. En passant devant la loge obscure, avant de rentrer chez lui, Massimo avait cru entendre la voix du concierge le saluer tout bas, comme s’il voulait se rattraper de ne l’avoir pas fait le matin. Ale et lui passèrent la soirée sur le canapé du petit salon à regarder des photos. Massimo se sentait vieilli. Il posa la tête sur l’épaule de Ale et s’endormit sur le coup d’un sommeil lourd et mélancolique. Ale lui caressa la tête un moment, puis l’emmena se coucher, comme un somnambule.

Le matin suivant, Massimo avait récupéré toute son énergie. La porte une fois fermée, il bondit vers les promesses du jour nouveau. Le concierge était à son poste. Dans cet état d’esprit radieux, Massimo s’apprêtait à le saluer allègrement, pour lui faire remarquer qu’il n’en avait absolument pas après lui à cause du salut non rendu de la veille, mais le concierge le devança.
"Vous avez vu, monsieur Massimo?"
Massimo vacilla. Il n’arrivait pas à croire que le concierge puisse avoir l’insolence de lui proposer un autre de ses éditoriaux, après le numéro du jour précédent. Et pourtant il le fit.
"Oui? Vous disiez?"
"Je disais, vous avez vu, quelle honte?"
"Bah, en cherchant un peu, des choses honteuses, on peut en voir tant. A quoi faites-vous allusion?"
Cette fois-là, le dédain du concierge était dirigé contre l’équipe d’Italie de football et son commissaire technique. L’éditorial fut plus venimeux que d’habitude. Il semblait que la frustration du concierge augmentât de jour en jour. Son visage devenait tout rouge et de temps en temps il écarquillait les yeux comme un fou, regardant Massimo fixement comme s’il était son détracteur dans un procès dont dépendait sa propre vie. Massimo était à la fois irrité, embarrassé et attendri par tant de malheur.
"Vous dites que de toute façon nous sommes qualifiés pour le mondial. Bravo! Bonne nouvelle! Et avec une telle équipe, on y fait quoi, au mondial? Hein? Vous les imaginez vous, ces andouilles face au Brésil? Hein? Ou à l’Allemagne? Hein? Autant rester à la maison! Hein? Qu’est-ce que vous en dites, vous?"
"Bah, le mondial, c’est un peu à part. Vous vous souvenez en 82? Quelques jours avant de battre l’Argentine et le Brésil, on avait fait match nul avec le Cameroun... Après, on écrase la Pologne et l’Allemagne, et on remporte le titre..."
Le concierge fixa son visage pendant une demi-minute, puis détacha son regard et avec un mépris évident commenta:
"Vous avez de la chance, vous qui croyez encore au père Noël"."Filez, filez" conclut-il, un sourire amer au visage. "Filez, ou vous allez être en retard".
Et en même temps il faisait un geste vague de la main, qui semblait vouloir dire "Circulez, circulez...".
Massimo, un peu mortifié et un peu soulagé d’avoir enfin été congédié, le salua et s’en alla en fermant doucement la porte cochère derrière lui.

Le matin suivant, en sortant, Massimo trouva le gérant appuyé au comptoir derrière lequel était assis le concierge. Celui-ci lui montrait des papiers et le gérant, pour les lire, s’était presque étendu sur le comptoir. Il lisait à mi-voix, rapidement, les lunettes abaissées sur la pointe de son nez et les yeux hagards, dirigés vers le haut pour parcourir les lignes.
Massimo décida instantanément de la stratégie à suivre. Il ralentit le pas, s’arrêta un instant devant les deux hommes, prit une belle respiration, puis entonna un "Bonjour!" tellement sonore que même un sourd aurait été saisi du doute d’avoir entendu quelque chose.
Le gérant continua à parcourir sa lecture, en en marmonnant le contenu entre les dents comme si de rien n’était. Le concierge, de son côté, fusilla Massimo du regard, d’un air de dire: "Mais comment te permets-tu, jeunot, d’importuner le gérant." Il se remit ensuite à regarder celui-ci de front, pour déceler d’éventuels signes de mauvaise humeur, provoquée par l’intrusion de cet impudent.
Massimo comprit que pour les deux hommes, l’épisode était clos. Ils attendaient seulement que cet individu comique, une fois le message reçu, s’éloigne la queue entre les jambes.
Massimo sentit toute son énergie le quitter en un instant. Il était humilié et abattu. Et avec cette déconfiture, c’étaient tous les piliers de son éducation, sur lesquels reposaient ses convictions, qui volaient en éclats. Il lui sembla voir des siècles de conquêtes humaines et de civilisation balayés par ces deux sauvages qui voulaient lui enseigner leur loi. Et lui devait s’y soumettre. Et l’apprendre. Leur loi prévoyait probablement qu’à son tour il se rattrape sur les autres, et qu’une petite, qu’une morne position de pouvoir à peine atteinte, il s’abandonne aux délices dissimulés dans la liberté de ne pas rendre un salut.

C’était fini. Massimo se dirigea vers la porte cochère et à pas lents et lourds la franchit. Il sentit les regards du concierge glisser sur lui et du coin de l’œil, il lui sembla distinguer un rictus de satisfaction sur son visage.
Alors qu’il actionnait la poignée de la porte cochère, il eut le sentiment d’avoir rejoint, malgré lui, les rangs d’un régiment. Une légion d’individus qui n’avaient plus le choix. Ils étaient vêtus en forçats et portaient, pendus à leur cou, un panneau qui disait: ATTENTION: INDIVIDU PRIVE DE DIGNITE. LES PLUS ELEMENTAIRES REGLES DE POLITESSE ENVERS CET INDIVIDU SONT SUSPENDUES JUSQU’A NOUVEL ORDRE.
Dans le reflet de la porte vitrée, il se vit, parmi de nombreux autres forçats, faire la queue pour atteindre une table où un employé distribuait à chacun une feuille grise; quand ce fut son tour, on lui présenta un crayon à papier: il devait tracer une croix dans une des cases que proposait la feuille grise; sur la première était écrit: HUMILIATION; sur la seconde: SUPERIORITE. Massimo hésita. Il pouvait choisir entre accepter avec soumission ce qui s’était produit, ou réagir avec supériorité, concluant: "Mais tu sais ce qu’il m’importe à moi, le salut de ces deux péquenots!". Etant entendu que quel que soit son choix, il serait entré dans une logique aliénée où les hommes ne sont pas égaux: ou quelqu’un se sent supérieur à un autre et cet autre l’accepte, ou bien tous deux se sentent supérieurs et se méprisent l’un l’autre. Tracer une petite croix dans n’importe quelle des cases de cette feuille grise signifiait, de quelque façon, commettre un crime contre l’humanité, et contre l’unique, l’incontestable vérité, religieuse et laïque, qui existe sur terre, selon laquelle les hommes sont tous égaux.
Dans sa vision, Massimo, en un élan de courage suicidaire, choisit la troisième voie: il renversa la table avec les feuilles grises et les crayons à papier, sous les yeux horrifiés de l’employé et des hommes rangés en file. La vision s’évanouit.

Massimo laissa aller la poignée de la porte cochère qui se referma toute seule. Il pensa à Ale. Do not forsake me, oh my Darling, commmença-t-il à fredonner dans sa tête. High Noon. Effectivement il était presque midi. Et il était seul, comme le shérif Kane. "Je t’aime" dit-il à voix basse. Et il lui sembla entendre la voix de Ale qui lui sussurrait "Je t’aime" à l’oreille. Il se dirigea vers les deux hommes et à pas lents et mesurés les rejoint. Ils l’entendirent arriver mais aucun des deux ne lui accorda la moindre attention. Massimo l’avait prévu. Il fixa des yeux la nuque impudente du gérant. Puis il parla:
"Monsieur le gérant, excusez-moi..." commença-t-il avec une humilité affectée, "Ne répondez-vous donc jamais au salut des autres, ou bien m’en voulez-vous personnellement?".
Toute la création sembla plonger dans le silence. Un silence primordial, magmatique, d’avant le Verbe. Le concierge fut le premier à réagir. Il le regarda la bouche bée et les yeux exorbités comme si Massimo eût à peine renversé un calice sacré, plein d’hosties, et qu’il se fût mis à les piétiner sauvagement.
Le gérant au contraire, cessant finalement de fixer ses papiers, tourna lentement sa tête jusqu’à atteindre Massimo du regard. Les lunettes sur le nez et les yeux encore un peu bigles à cause de la concentration de la lecture lui donnaient une apparence à mi-chemin entre extase et hébétude. A moitié affalé comme il l’était sur le comptoir, il avait l’air d’un ripailleur romain ivre, allongé sur un triclinium à se gaver d’œufs de caille.
"Que dit-il?", demanda-t-il au concierge, la voix étouffée et enrouée par cette absurde position.
Le concierge resta à le regarder, muet. Il était tellement occupé à attendre ses ordres qu’il ne réussit même pas à répondre à son Maître.
"J’ai demandé", intervint Massimo: "Ne répondez-vous donc jamais au salut des autres ou bien m’en voulez-vous personnellement?".
Alors que le concierge se prenait la tête entre les mains, le gérant fut traversé par une sorte de tremblement qui lui parcourut tout le corps. Frissonnant encore un peu, il ouvrit tout grand la bouche en un extraordinaire bâillement, se remit ensuite dans une position plus gracieuse, se redressant sur le comptoir jusqu’à s’asseoir. On aurait dit qu’il s’éveillait d’un rêve et son visage prit instantanément une expression d’humaine sollicitude.
"Je m’excuse vraiment", dit-il avec spontanéité. "Je suis toujours distrait quand je travaille. Non, pensez-vous, rien de personnel. Et en plus, pourquoi donc? Vous êtes quelqu’un de tellement bien. Vous et votre dame. Quand je parle de vous, c’est toujours avec enthousiasme, avec tout le monde. ‘Notre journaliste’, je vous appelle. Je lis toujours vos articles. Je vous ai même vu à la télévision une fois, et j’ai dit à ma femme: ‘Le voilà. le monsieur du rez-de-chaussée, notre journaliste’. Excusez-moi, vraiment".
Le gérant se leva, alla vers Massimo, et lui tendit une main, que Massimo serra avec chaleur. Alors que les deux hommes se serraient la main, le concierge regardait Massimo avec un sourire complaisant, comme à vouloir dire: "Bienvenu à bord, l’ami. Tu vois qu’à force de prendre ton mal en patience, tu as fini par te faire concéder un peu de dignité humaine?". Massimo l’ignora.
Toujours sans regarder le concierge, Massimo gagna la porte cochère, l’ouvrit et sortit, tandis que le gérant répétait derrière lui: "Bonjour, bonjour, bonjour, bonjour...".

Le jour suivant, quand Massimo passa devant lui, le concierge avait l’air d’un appariteur qui aurait tout juste assisté à son triomphe à l’examen de fin d’études. Il lançait des œillades et de petits sourires au néophyte du clan de ceux avec qui il fallait compter. Il lui fit un large geste de salut de la main, acquiesçant et continuant à sourire. Puis il sembla juger qu’il était temps de revenir aux choses sérieuses, et dit:
"Eh? Vous avez vu, monsieur Massimo?".
"Non. Je n’ai pas vu. Vous avez vu?"
Le concierge se recula sur son siège comme s’il avait reçu une gifle. Mais il ne pouvait faire autrement que de poursuivre. Il y était comme contraint. Et alors, sans pudeur, il reprit: "Vous avez vu, quelle honte?".
"Vous vous y connaissez mieux que moi dans ce domaine. Expliquez-moi de quelle chose honteuse il s’agit cette fois, et nous verrons."
"De la honte de l’Italie, parbleu! Vous avez vu? Il se sont mis d’accord. Majorité et opposition. Et ça se savait! Qu’est-ce qu’on croyait? Ce sont tous les mêmes. Ils en prennent à leur aise, et nous, bande de moutons, on est là tout en bas, à payer les impôts. Mais tôt ou tard, l’heure du châtiment viendra... mais alors, un de ces châtiments, monsieur Massimo... Hein, qu’est-ce que vous en dites? Moi, je les vois déjà, tous, dos au mur. Nus! A implorer pitié! Hein?"
"Je ne saurais dire. Moi, je n’ai pas les idées aussi claires que vous regardant le pouvoir et tout ce qui tourne autour."
Le concierge comprit que cette fois c’en était fini. Il regarda Massimo avec un visage violacé, contracté par la haine, et les yeux réduits à deux fentes malfaisantes.
"Ça va, ça va, j’ai compris...", dit-il dégoûté. "Allez-y, allez-y...", conclut-il, et il accompagna ses paroles d’un geste qui voulait dire: "Circulez, circulez...".
"Bonjour", dit Massimo avec une sérénité absolue.
"Bonjour, bonjour...", répondit le concierge amer, en regardant ailleurs.
‘Circulez, circulez’, disaient ses mains.

 

 

 

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