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Incapacité pratique à gérer la réalité, incidents,
pertes de contact avec ses sentiments
Un autre symptôme d’agression vampirique consiste en une perte
subite de la capacité de manœuvre de la réalité la plus élémentaire.
D’un coup, il semble que les choses, les espaces, la matière prennent
un malin plaisir à nous jouer des tours. Nous heurtons des objets, les
laissons tomber, nous sommes obligés de recomposer plusieurs fois le
même numéro de téléphone, parce que nos doigts glissent sur le clavier;
déplaçant la chaise nous débranchons la prise de l’ordinateur sur
lequel est ouvert un document en cours d’élaboration; alors que nous
mangeons nous nous mordons les lèvres ou la langue jusqu’au sang, comme
si nous étions empotés jusqu’à ne pouvoir mâcher.
Certains le prennent avec philosophie, d’autres se limitent à
prendre quelques respirations et poursuivent, les plus nerveux se mettent
en colère, les agités maugréent et cassent quelque chose. Mais combien
se demandent si ces incidents n’ont pas à voir avec une perte d’énergie?
Si nous prenions le temps, un instant, de nous poser cette question, nous
constaterions combien la réalité se calme d’un seul coup, le lutin qui
semblait nous tourmenter se sauve apeuré dans un recoin lointain, et les
incidents cessent. Pourquoi? Parce que nous avons exhumé un tabou. Nous
nous sommes posé une question. Nous avons renoncé l’espace d’un
instant à flageller nos paranoïas et sommes finalement sur une
piste.
La route, une fois entreprise, sera longue, pénible et souvent
douloureuse. Apprendre à veiller sur sa propre énergie, sa propre
liberté, sur sa propre vie nécessite un réveil qui - comme chaque mue -
peut avoir des aspects traumatisants. Mais combien plus douloureux pourra
être, d’autre part, un état de reddition sans condition aux manœuvres
du Vampire?
Dans la nouvelle de Mario Corte Samuel Serrandi, le
protagoniste homonyme est un vendeur de fausses encyclopédies
multimédias, un personnage totalement déshumanisé qui, une fois l’espace
de ses victimes envahi, les soumet à un implacable drainage d’énergie
jusqu’à les faire tomber dans les filets d’une escroquerie de
plusieurs dizaines de millions. Voici comment la capacité de gestion de
la réalité de Luigi Limandi, la victime du jour, est mise en
crise de façon cuisante en présence de Serrandi.
Limandi conduisit son hôte au salon. Serrandi se dirigea sans hésiter
vers un fauteuil, près d’une petite table, ignorant le geste par lequel
l’autre l’invitait à s’installer dans le canapé, où finit au
contraire par s’asseoir le maître de maison. Celui-ci officialisait
désormais son embarras par une série de gestes gênés et de gaucheries
quand, juste au moment où il s’enfonçait dans les coussins, il lui
vint à l’idée de proposer à l’autre homme de lui offrir quelque
chose à boire. Alors que Serrandi, occupé à extraire d’une petite
poche bleue un mouchoir imbibé de parfum, ignorait l’offre de Limandi,
ce dernier crut bien faire en se levant d’un bond des profondeurs du
divan et, ce faisant, se cogna la tête contre l’étagère qui le
surplombeait. "Attention!" dit Serrandi avec une sollicitude
glaciale tandis qu’il épongeait délicatement la sueur de son front
avec la serviette parfumée. "Ce n’est jamais arrivé, je vous
assure", fut la réponse abracadabrante de Limandi qui, abdiquant
définitivement de son rôle d’hôte, renonça à l’idée d’offrir
quoi que ce soit à Serrandi.
Dans la nouvelle Angelo, Ivan, un footballeur
dilettante de talent est détesté du capitaine de l’équipe qui l’a
à peine recruté, celui-ci se sentant menacé dans sa position de leader
indiscuté de l’équipe et du quartier. Ivan est soumis par son rival,
Angelo, à une véritable "tempête vampirique" aux proportions
impressionnantes, au point de perdre contact avec ses propres sentiments
et d’accomplir une série d’actes irrationnels, profanes et
masochistes: il est d’abord en proie à un accès de culpabilité
absurde à l’égard de son persécuteur, refuse ensuite de boire une eau
miraculeuse qui prend sa source sous l’église où il va prier et pour
finir, ignore jusqu’au miracle du Christ qui se meut et lui parle pour
lui indiquer l’issue, hors du cauchemar où il a été précipité.
Comme sorti de nulle part, apparut à côté de la porte de la
sacristie un homme avec un plateau à la main. Il y avait sur le plateau
quatre ou cinq petites coupes, de celles en cornets, taillées dans un
verre de camelote, qui dans les foyers modestes étaient utilisées pour
servir le vin doux aux invités. "Une nouvelle forme de célébration
eucharistique?", se demanda Ivan. Marisella prit un des verres et en
but le contenu d’un trait, retournant ensuite rapidement à sa place. L’homme,
qui devait être le sacristain, fit circuler le plateau parmi le peu de
personnes présentes, chacune d’entre elles répéta le geste de
Marisella. Quand il arriva auprès d’Ivan, l’homme souleva
légèrement le plateau pour le presser de se servir. Ivan était fasciné
pas cette scène qui semblait lourde de sous-entendus magiques. Elle lui
rappela un épisode de l’histoire du Saint Graal, et l’espace d’un
moment il se sentit un chevalier de la Table Ronde. Mais le sentiment de
la faute se frayait dans son cœur. Comme dans le cœur de Lancelot qui n’aurait
jamais eu le Graal. Il fit un geste qui signifiait: "Non,
merci". Le sacristain le regarda de travers, puis prit le verre et
but. Alors qu’Ivan se hâtait vers la sortie pour rejoindre Marisella
qui poussait déjà les portes de l’église, il se prenait encore pour
Lancelot sans se rendre compte qu’au lieu de trahir un roi, c’est
lui-même qui avait essuyé trahisons et vengeances; et que sa seule faute
était bien au contraire d’avoir été élu. Une des petites vieilles
présentes dans l’église poussa un cri étouffé: il lui avait semblé
voir le crucifix bouger. Mais Ivan, qui avait déjà atteint les portes, n’y
prêta pas attention. "Pas Lancelot, mais Galaad", répétait
derrière lui le crucifix, d’une voix fatiguée et affligée. Mais lui n’entendait
pas, parce que l’illusion de la faute rend sourd aux paroles de la vie.
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