Le déni de mérites par le Vampire

Le déni de mérites, comme mode d’appropriation d’énergie ne doit pas être confondu avec le déni de la dignité humaine, même si souvent il l’accompagne. Ce dernier a des objectifs radicaux et tend à la complète dévalorisation d’un être humain et de ses qualités fondamentales, qui se trouvent déformées et présentées comme des défauts dangereux ou pour le moins honteux. Le déni de mérites, au contraire, a des objectifs plus circonscrits et ciblés, tendant à limiter le rayon d’action de quelqu’un afin "qu’il ne prenne pas trop le large". C’est un schème qui peut intervenir dans un milieu où la compétition fait parti du jeu (par exemple, un poste de travail ou certains milieux d’études) ou au contraire dans un communauté dont les membres devraient collaborer les uns avec les autres à la poursuite d’un but commun.

Le schème du déni de mérites joue souvent dans le cercle familial et dans les relations amicales, et est bien plus diffusé que l’on pourrait le croire. Son mode d’application - comme pour toutes les actions vampiriques - est d’habitude manifeste et parfois scandaleusement évident, même si, étant très douloureux, il fait rarement jour immédiatement à la conscience de ses victimes.

Il suffit qu’une personne fasse preuve d’une vocation particulière, ou obtienne des succès dans un domaine quelconque, ou remplisse simplement ses tâches - ou vive sa vie - avec joie, et l’on peut être sûr que bien vite, l’ombre d’un Vampire apparaîtra à l’horizon.

Si le Vampire est un concurrent potentiel, il agira dans le dos de la personne, discréditant les résultats par elle obtenus et suggérant qu’ils sont de peu de valeur, ou dus à la fortune, à certains appuis, ou bien à un talent exclusivement limité à un champ déterminé, qui jamais au grand jamais n’aurait pu s’exprimer si d’autres n’avaient pas pallié à certaines carences fondamentales, se sacrifiant à sa place par pure générosité.

Si au contraire le Vampire est un ami, ou un parent, ou quelqu’un qui partage avec la personne un objectif essentiel et positif, il sera plutôt porté à une action de démolition destinée à miner la sérénité psychologique de la personne, en lui soumettant des considérations en substance identiques à celles du Vampire qui agit dans le dos de son rival: "Tu te renderas compte par toi-même que tes mérites n’ont pas tant de valeur, ou bien, si vraiment tu veux qu’ils en aient, tu ne pourras nier l’énorme dette que tu as envers la chance et envers qui supplée tes carences".

Dans le court roman Expositio ad bestias, Mario est le troisième de quatre frères; le premier, Antonio, est mort à la guerre; le second est Armando, un incapable écrasé par le poids des attentions de sa mère; Giunta, la cadette, est une femme-enfant super-chouchoutée, gâtée et capricieuse. Mario a toujours été le véritable soutien de la famille, encore maintenant qu’il est marié à Lucia; mais on ne le lui a jamais reconnu. Mario en effet, d’après la théorie familiale (surtout soutenue par sa mère Jole), n’a pas de mérite mais de la "chance", et il est pour cette raison constamment sacrifié à l’autel des autres enfants "malchanceux", en particulier Armando, le second, marié à une autre championne de la malchance, Gina.

Depuis le début de leur mariage, Gina et Armando avaient été capables, avec une précision scientifique, de venir à bout de la dernière lire de leur salaire bien avant de toucher le suivant. Ainsi, vers le vingt de chaque mois - puis, avec le temps et la naissance des enfants, vers le dix-huit, le quinze, et dans les derniers temps, jusqu’au douze ou au dix - on les voyait apparaître, avec leur mine de chiens battus, sur le seuil de la maison de Mario. Le rituel était désormais parfaitement rodé: eux se taisaient, dans l’attente que Mario et sa femme Lucia posent la question qui était à la fois la plus conventionnelle et la plus inconsidérée des questions: "Comment ça va?". Une question qu’Armando et Gina, avec leur expérience consommée, avaient cessé depuis un bon laps de temps de poser à qui que ce soit et - par cette impression de vide hypnotique que l’on ressent devant qui est impudent au point de renoncer, en partant, à toute formule de politesse - qu’ils réussissaient à extorquer absolument à qui que ce soit, même à leur pire ennemi. La réponse à cette question fatale consistait normalement en un rapide échange de regard entre mari et femme, suivi par un brusque sanglot de Gina, pendant lequel Armando, occupé à composer sur son visage une grimace de douleur, peinait à réprimer le demi-sourire qui déformait ses muscles faciaux à la joie que lui procurait l’entreprise déjà à moitié réussie. La suite de la visite était une pure formalité: d’un portefeuille sorti de quelque part étaient extraits quelques billets de banque qu’Armando et Gina repoussaient avec des gestes désespérés, jusqu’à ce que Mario et Lucia réussissent à leur enfoncer avec force dans la paume d’une main qui se débattait, refermant sur eux des doigts tendus en une extrême défense de dignité blessée. Là-dessus, un rendez-vous impromptu pris avec quelque créditeur (qui rendait inconcevable le vaillant effort physique opposé quelques instants auparavant à la remise de l’argent) arrachait le couple à l’affectueuse attention de leurs parents, les projetant à nouveau dans leur énigmatique dimension de naufragés.[…] LaRègle professée par Madame Jole voulait que Mario soit non seulement irréfléchi et mal adapté, mais aussi "extrêmement malchanceux".[…]

[Mario] était employé dans une toute petite entreprise, qui passait par des moments de félicité, suivis de brusques revers compromettant dangereusement son avenir. Armando travaillait au contraire dans une grande entreprise généreusement subventionnée par l’Etat, et une gestion avertie de son emploi lui aurait permis d’évoluer parmi des eaux tranquilles jusque vers une retraite aussi lointaine qu’assurée, surnageant entre quatorzième mois de salaire, prêts préférentiels et possibilités concrètes (sinon formellement consenties, de fait tolérées) d’arrondir ses fins de mois avec une seconde activité, vu les horaires de travail guère plus que symboliques. Le hic était qu’Armando, après la disparition d’Antonio, avait de fait remplacé ce dernier dans le cœur des membres de la famille. Et cette impression de fragilité, d’inconsistance, d’évanescence, de Néant que la famille associait alors à l’idée d’un premier-né naturel, s’était reportée sur celui qui dorénavant était le premier-né de fait. Et les fantômes de ce même insondable inconnu qui avait englouti Antonio avaient trouvé refuge en Armando, lequel, s’éveillant un jour à sa nouvelle condition, s’était découvert fragile, inconsistant, incorporel, réduit à néant comme son frère disparu. Mario avait emprunté un autre chemin, ayant bien compris, depuis le départ d’Antonio pour la guerre, n’être absolument pas désigné pour compenser ce vide d’amour, mais avoir là au contraire une occasion inespérée de justifier une existence dont la superfluité trouvait une synthèse efficace dans la définition de "bouche supplémentaire à nourrir", avec laquelle on le désignait dans la majeure partie des discussions familiales. Le mode naturel pour saisir cette occasion était de subvenir aux besoins concrets de la famille […]

Et ça avait donc été Mario, pendant la guerre et les années immédiatement successives, qui avait maintenu sur pieds toute la maisonnée. Dédiant chaque goutte de sa sueur au travail, il était parvenu non seulement à pourvoir aux besoins essentiels de la famille, mais aussi à financer toute une série d’activités excentriques entreprises par ses membres. En premier lieu les bizarreries herboristiques de son père, qui, dans l’illusion de pouvoir recommencer à jouer au théâtre comme jeune premier et devenir riche, consacrait son temps et son argent à mettre au point un médicament qui aurait dû faire disparaître toute ride de son visage, et qu’il destinait, indépendamment de cette fin artistique, à rafler des milliards. En second lieu, les passions déçues de son frère, lequel, à chaque fois entre les quatre murs de sa chambre, avait été poète, peintre, sculpteur et finalement astrophysicien, avant de tenter une carrière de footballeur bien vite interrompue par son exclusion inopinée du groupe des titulaires de la Robur-Tibur, équipe de seconde division qui, disait-on, était suivie de près par les observateurs des grands clubs nationaux. Troisièmement, les caprices de Giunta, laquelle, "naturellement portée vers la musique", en avait expérimenté à peu près tous les instruments à l’exclusion des vents (et évidemment les leçons des enseignants respectifs), avant d’en conclure que sa véritable vocation était le chant, et de s’offrir les leçons d’un des plus grands contraltos du pays, contre paiement d’une rétribution dont l’acceptation avait surpris jusqu’au contralto en personne. Et pour finir, les frénésies de retraite de sa mère Jole, qui enviait à son mari les loisirs créatifs et les activités chimériques, les longs après-midi en compagnie de mots-croisés et les promenades du soir pour voir le coucher de soleil et l’étoile du Berger, sur la lande désolée du Pré à côté de la maison: pour obtenir tout cela, la mère avait soutiré à Mario l’argent pour louer à l’heure les services d’une aide ménagère, mais celle-ci (vaincue par la sévérité impériale de Jole, par tout ce carnaval d’exercices de chant, de vapeurs d’herbes bouillies et d’énonciation de lois d’astrophysique entrecoupées de dribbles sur la terrasse) n’avait effectivement résisté que quelques heures, ouvrant la voie à une inépuisable succession de domestiques.

Le véritable Vampire de cette famille, Jole, poussera jusqu’à ses plus extrêmes conséquences son besoin de dévaloriser Mario en faveur de ses autres enfants, et à la première occasion recourra même à l’art d’une sorcière, ou plutôt d’un groupe de sorcières, lesquelles ne feront rien d’autre que d’"officialiser" ses tendances vampiriques, lui suggérant de se servir de l’énergie de son petit-fils, le fils de Mario, pour la détourner vers ses propres enfants malchanceux. Tombé dans les spirales d’un sortilège mortel, le petit garçon, avant d’être sauvé d’une manière vraiment miraculeuse, risquera jusque d’être assassiné par sa propre grand-mère, laquelle, trompée par les sorcières, finira par croire que son petit-fils, privé de toute son énergie (l’"Agnisdè", comme l’appellent de façon suggestive les sorcières, par une déformation dialectale de l’expression latine Agnus Dei), est de toute façon condamné à mourir.

Zagleide indiqua à Jole la baïonnette qui jonchait le sol et avec l’autre main simula le geste, sans équivoque possible, d’une décapitation, pendant que la Cocullo lui désignait l’enfant.
Jole, toujours plus horrifiée, fit un pas en arrière et dit:
"Mais c’est atroce".
"Tu as promis de faire la volonté de Zagleide...", dirent à l’unisson Teresilla et Lucilla, prenant pour la première fois la parole. Leurs voix étaient douces et ensorceleuses comme celles des sirènes.
"Mais...Cet enfant est..."
"...Sang de l’ennemi... De là vient la Fortune..." emboîtèrent les sorcières toujours en chœur.
[...] "Mais...n’y a-t-il pas un autre moyen?"
"Non: il n’y a pas d’autres moyens", répondirent en canon Teresilla et Lucilla. "La Fortune passe du sang de celui qui l’a au sang de qui ne l’a pas."
[...] Jole s’agenouilla en pleurant et cria entre les sanglots:
"Vous, faites le plutôt... Je vous en supplie. Moi je m’en vais. Je ne veux pas savoir ce que vous faites".
Pour toute réponse, Zagleide, s’ébrouant comme un taureau, [...] remit l’arme à Jole, qui se retrouva l’objet entre les mains.
Alors la Cocullo s’approcha, lui mit affectueusement un bras autour des épaules et lui sussurra à l’oreille:
"D’toute façon, y’mourra qua’même: il est malad’..."
"Malade?"
"Ave’tout l’Agnisdè qu’on lu’a pris[...], l’a pas longtemps à viv’"
Une force trouble s’empara de Jole, lui embrasant les yeux, lui secouant et lui tendant chacun de ses muscles. Avec le geste hystérique de celui qui veut en finir, elle serra la main autour du manche de l’arme aussi étroitement que les paupières contre ses yeux et commença à frapper à l’aveuglette, coups sur coups, jusqu’à ce que le cri des sorcières l’avertisse que c’en était fait.

Le déni de mérites comme forme d’action vampirique intervient aussi dans la nouvelle déjà citée, La pelleteuse, dans laquelle le protagoniste, Michelino Cortese, arrivé troisième à un concours de dessin auquel ont participé tous les élèves du collège de sa ville, n’est même pas cité par le professeur de dessin quand celui-ci félicite la classe pour les résultats flatteurs obtenus. Tous les éloges vont à son voisin de pupitre, Santovito, qui est arrivé onzième, et pour comble à Trotta qui est à la quatre-vingt-dix-huitième place.

Il poussa doucement la porte et vit devant lui le visage énigmatique du professeur Accardo, lequel accompagna l’ouverture de la porte, en maintenant la main sur la poignée. Regardant fixement Michelino dans les yeux, Accardo lui fit un signe du menton, lui indiquant de s’asseoir à sa place. Le sourire confiant de Michelino s’évanouit comme un charme et pour une raison incompréhensible, un frisson de peur lui courut le long de l’échine. [...] Accardo prit place sur l’estrade et finalement son visage s’ouvrit en un sourire chaleureux. Michelino recommença à respirer timidement. Alors l’enseignant, avec une bonhomie solennelle, regarda dans sa direction. Il ouvrit ensuite la bouche et continuant à sourire, dit:
"Bravo, Santovito: onzième. Vous vous rendez compte: onzième sur tous les élèves de tous les collèges de la ville!".
Après une courte pause, pendant laquelle il avait continué à acquiescer en direction de Santovito, le regardant avec un sourire paternel et un regard vaguement nostalgique, le professeur Accardo poursuivit:
"Bravo également à Trotta: quatre-vingt-dix-huitième. Une excellent classement. Bravo également à Roggi, votre compagnon de quatrième, qui s’est classé quarante-neuvième".
Alors que la création dans son ensemble semblait attendre, retenant son souffle, la suite du discours, le professeur Gerardo Accardo prononça orgueilleusement la phrase qui concluait la dispense des félicitations:
"Je suis vraiment fier de vous. Bravo. Bravo. Bravo. Et bravo également à tous les autres".
Et tandis que ses mains se joignaient pour s’agiter en l’air en un geste de victorieuse gratitude, la classe resta interdite, ne comprenant pas encore si le moment d’applaudir était venu. Ce fut le professeur lui-même qui dissipa le doute, en commençant à battre lentement mais à grand fracas ses grandes mains, qui se traînèrent derrière un chœur d’applaudissements d’abord timide, puis de plus en plus vigoureux. Et ces applaudissements firent irruption dans le cauchemar où Michelino avait été précipité, se déformant en un son narquois, railleur, méchant.

Quand Michelino tentera d’obtenir la solidarité de la classe pour ce manque de reconnaissance, il se heurtera à un mur et restera seul avec la douleur de l’injustice subie. Le Vampire, dans ce cas, n’a même pas eu à se donner la peine d’une quelconque action: tirant parti de son autorité, il s’est contenté de taire la vérité pour obtenir sans effort la dévalorisation des mérites de Michelino. Quant à celui-ci, pour récupérer l’amitié que la classe lui a retirée, il devra recourir à une sorte de suicide psychologique, non seulement en renonçant à la juste reconnaissance de ses mérites, mais en allant jusqu’à en nier lui-même l’existence.

Sortant de l’école abattu et bafoué tout justement dans ce qui devait être un jour de victoire, Michelino pensa que la chose la plus amère de toute cette histoire n’était pas le fait que le professeur, pour quelque obscure raison, lui ait refusé le moindre éloge, mais la certitude angoissée qu’aucun de ses compagnons de classe n’aurait ressenti le besoin de s’arrêter dessus avec un autre compagnon, pour commenter le silence du professeur et s’interroger sur ses raisons. Comme ça, juste pour parler de quelque chose, de même qu’on parle du chapeau bicorne du professeur de mathématiques ou des dents en avant du professeur d’anglais. Pas par solidarité, mais par simple curiosité. [...] Et Michelino passa par des phases de long silence et par de nouvelles tentatives de dénonciation, continuant à se débattre pour ne pas respirer l’air toxique d’une réalité où les événements perçus par un individu isolé équivalent au fruit de l’imagination d’un fou, et où les tentatives pour faire partager l’expérience de tels événements peuvent prendre l’aspect d’une ignoble calomnie aux dépends de quelque innocent. Jusqu’à ce qu’un matin lumineux de fin septembre chargé d’odeurs de cahiers et de crayons, Michelino trouve la pierre philosophale dissimulée dans l’intimité la plus retirée de son exil: la certitude apaisante que si la vérité est ce que dit une bonne autorité, ce qu’elle tait ne peut être que mensonge. Et il ne resta plus aucune trace du concours de dessin, même pas dans la mémoire [...] Et à l’école, comme s’y attendait Michelino, personne ne parla jamais plus de cet invraisemblable concours, dont la non-existence lui redonnait l’accès à Santovito, à Trotta, à tous ses amis les plus chers et au professeur de Dessin, lequel, contre toute logique, aurait continué à le promouvoir.

 

 

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