La grande table ovale luisait à la lumière matinale qui
inondait maintenant la salle. Silence. Pas feutrés de l’autre côté de
la porte. L’homme attendait. Son estomac languissait, comme il arrive à
quelqu’un qui a pris son petit déjeuner très tôt, et qui déjà à
neuf heures et... - neuf heures et dix-sept minutes indiquait la grande
horloge électronique, qui bourdonnait légèrement au fond de la salle -
déjà à neuf heures dix-sept commençait à s’agiter un peu. Il eut
envie de quelque chose de chaud et dense à boire et de quelque chose de
léger à manger. Peut-être que dehors, dans le couloir, il y avait une
de ces machines à café automatiques qui lui avaient tout de suite
énormément plu, quand il les avait approchées pour la première fois.
Où donc? En Amérique, peut-être. Bien sûr, en Amérique il y en avait
des millions, mais cela ne s’était pas passé en Amérique. Il
associait l’idée de ces machines à quelque chose comme un cappuccino.
Tout bonnement en Italie, alors? Il n’en était pas sûr. En plus, en
Amérique aussi ils faisaient des cappuccinos. Mais ils étaient meilleurs
en Italie. Il lui semblait qu’en Italie toutes les saveurs étaient
meilleures. Dieu, quel faim il avait maintenant! Il se rappela une chose
qu’il avait mangée à Bologne et il sentit son estomac gargouiller
bruyamment. Des tortellini à la crème fraîche et sauce bolognaise. Avec
du parmesan fraîchement râpé à même l’assiette, au moyen d’une
petite râpe qui avait l’air d’un jouet. Que c’est beau de vivre.
Les odeurs, les saveurs, les couleurs, les sensations. Les sentiments.
Pauvres gens, que ceux sans sentiments. Il en avait connu un tas, de gens
sans sentiments, durant ce voyage. Un peu partout, mais surtout à Rome,
où il était naïvement resté pendant des mois, dans l’espoir de
rencontrer les meilleurs, ceux qui excellaient dans son propre art, ceux
qui auraient du manœuvrer avec maestria les leviers du cœur, pour panser
les déchirures de l’âme, pour dénouer les filets du mal, pour faire
de la place au Moi qui remémore son origine divine, et renvoyer dans les
ténèbres les immondes créatures qui peuplent les chambres de la maison
sacrée en rongeant des croûtes d’énergie vitale, le corps de l’homme.
Et pour gronder comme des bêtes féroces contre la Maîtresse des
illusions, la grande dévoreuse, la favorite de Satan: la Mort; et
souffler contre elle le nom du Fils de l’Homme, et marquer son crâne de
squelette ignoble du feu de la vérité qui veut que les hommes ne lui
appartiennent pas, parce que c’est la vie qui les lui prête, et non
elle qui les prête à la vie.
Bruit de pas. Voix qui se rapprochent, qui s’immobilisent de l’autre
côté de la porte fermée. Un rire. La porte s’ouvre. Entre le
Président. Il inspecte la pièce du regard comme s’il cherchait une
personne dans une foule. Mais dans la salle il n’y a que l’homme. L’homme
sourit un peu, hésitant, et salue le Président d’une voix un peu
enrouée par le long silence méditatif. Le Président le balaie d’un
regard qui ne rencontre pas celui de l’homme; puis il s’en va,
refermant la porte. Il ne l’a pas salué. L’homme endure la douleur d’un
instant d’humiliation aiguë. Il se souvient d’autres beaucoup plus
aiguës. Mais il ne renonce pas à cette douleur. Il y reste comme rivé.
Le Président n’a pas estimé nécessaire de le saluer. Le cœur de l’homme
n’a qu’une seule issue hors de cette douleur: pardonner au Président.
Il ne peut pas le traiter de mal élevé seul en son for intérieur, ni
lui dire "Crève" entre les dents. Il lui pardonne. Mais son
pardon n’est pas une formule morale passe-partout ou un devoir comme de
faire la vaisselle. Le pardon du cœur est une immense responsabilité,
parce qu’il a une puissance dévastatrice. Son pardon poursuit le
Président comme un missile intelligent. Il le serre de près dans le
couloir, le talonne alors qu’il se retourne pour regarder le profil des
seins petits mais proportionnés d’une nouvelle secrétaire, il l’observe
alors qu’il s’arrête un instant devant le terminal où défilent les
chiffres de la Bourse, et finalement le rejoint aux toilettes où il est
allé se contortionner sans retenue entre les spasmes qui l’ont
subitement saisi au foie, lui promettant une diarrhée pleine de tourments.
Quand donc cette douleur s’était-elle annoncée? Il y a des siècles,
lui semble-t-il, et pourtant non, c’est au moment où il a évité le
regard de cet homme, dans la salle des réunions. Il a l’impression que
c’est la vie elle-même qui sort de son intestin. Il songe maintenant à
appeler quelqu’un à l’aide. Il se voit à l’hôpital, en proie à
quelque dysenterie. "Les choses" (comme il appelle les affaires),
les bulletins de la Bourse, les réunions, le dîner avec le ministre, sa
maîtresse de dix-neuf ans qui l’attend dans le petit appartement à
onze heures et demie et qui ne peut lui accorder qu’une heure parce que
le lendemain matin elle a cours de bonne heure à l’université. Il sent
sa pression sanguine chuter. Il est sur le point de s’évanouir, là,
tout seul dans ces cabinets sans confins. Il ne sait à qui s’adresser,
ni sur la terre ni au ciel. Il jure doucement le nom de Jésus Christ. Les
larmes lui obscurcissent les yeux. Il voit une grande lumière, entre les
larmes. Il pleure tout son soûl. La douleur franchit un seuil de non
retour, qui se change en un seuil visible, de l’autre côté duquel le
Président voit l’homme assis à la table des réunions; il voudrait
attirer son attention, mais l’homme regarde ailleurs; alors il se
traîne vers la table, en caleçon, souillé par ses productions
intestinales et son pantalon baissé qui l’encombre comme une chaîne;
il trébuche et tombe, et c’est comme si ses genoux se broyaient sous le
choc; la tête, tenaillée par un étau de douleur lancinante, semble
saigner, mais c’est au contraire sa sueur qui lui colle sur les tempes
et sur les yeux; il continue à quatre pattes à ramper vers l’homme, en
maudissant sa distraction obtuse; son souffle ne s’achève pas en
paroles, mais le Président croit parler, hurler même: "Maudit
sois-tu, pourquoi ne m’aides-tu pas? Sale chien, je t’appelle et tu ne
m’écoutes pas! Bien sûr: il est trop occupé pour se consacrer à moi!
Mais tu vois dans quel état je suis? Pourquoi n’as-tu pas pitié?
Maudit assassin! La vérité, c’est que tu ne connais pas la pitié!
Espèce de porc! Qu’ai-je fait de mal au monde pour mériter ça?".
La douleur cesse, revient un instant, mais ce n’est que l’ombre de la
pointe précédente. La vision disparaît. Le Président se ressaisit. Ses
pensées recommencent à affluer de façon habituelle. Maintenant, il s’agit
de retrouver une tenue correcte et de se rétablir complètement. Il est
désormais devant le miroir des toilettes. Il n’a pas des couleurs
époustouflantes, mais le pire est passé. Il lui faut un bon thé:
bouillant, avec beaucoup de sucre et de citron. Toute la puanteur de cette
calamité restera dans les toilettes, elle ne le suivra pas et personne ne
se rendra compte de rien. S’il se reprend comme il se doit, la journée
se déroulera parfaitement, exactement comme il était prévu qu’elle se
déroule. Sussurrant une injure un peu moins sanguinaire que d’habitude,
il sortit des toilettes. Aujourd’hui encore, personne ne lui
résisterait.
La porte de la salle des réunions s’ouvrit à nouveau. Entrèrent
six personnes. Un garçon et une fille, tous deux en deçà de la
trentaine, se dirigèrent vers l’homme assis à la table, le saluèrent
cordialement et s’assirent à côté de lui, la fille à droite, le
garçon à gauche. Les autres prirent place d’une façon apparemment
fortuite autour de la grande table ovale. Léger embarras général. L’Administrateur
Délégué présidait en bout de table, de la partie opposée à l’homme.
A côté de lui, à sa droite, se trouvait le Directeur Editorial. A sa
gauche, il y avait un religieux très vieux, maigre et avec un profil rude
et effilé qui avait l’air de la pointe de pierre d’une lance
primitive. Le Président n’était pas là. Il ne participait jamais aux
réunions qu’il considérait de peu d’importance, comme celle-ci. L’Administrateur
Délégué prit la parole:
"Bon. Pour commencer faisons les présentations. Monsieur, en face de
moi, est l’auteur du livre qui fait l’objet de la présente réunion;
l’œuvre, que vous avez probablement tous lue, est Le sentiment de
Dieu, une sorte de curieux mix entre un roman et un essai, en
tout cas pas dénué d’originalité, dont nous devons décider le destin:
l’éditer ou non. La demoiselle et le monsieur assis à ses côtés sont
ses... assistants... rédacteurs... documentalistes... je ne sais...
parlez, vous aussi...".
La jeune fille intervint: "Oui... Nous avons fait des recherches,
coordonné les traductions italiennes d’extraits indiqués par l’auteur,
nous avons aussi effectué des interviews, des tests psychologiques, sur
des échantillons représentatifs de différentes couches culturelles,
plus qu’autre chose pour éprouver l’adaptabilité des concepts à la
réalité actuelle; et puis toutes les révisions et les corrections; et
les bibliographies, les notes, les index...".
"En bref, tout...", plaisanta l’Administrateur Délégué. La
fille rougit un peu et prit l’air composé de qui, trop modeste pour se
vanter d’un mérite, est toutefois heureux d’avoir été découvert
dans l’exercice d’une vertu supérieure et rare.
"Non...", répondit-elle donc avec une douceur timide.
"Tout le mérite revient... lui revient...", ajouta-t-elle en
faisant un signe de la main vers l’homme à sa gauche. "Nous n’avons
fait que..."
"Voilà", l’interrompit gentiment l’Administrateur
Délégué, "tout ce travail a été nécessaire parce que le livre
est un travail cultivé, exceptionnellement riche d’informations et
bourré de citations - tirées d’œuvres littéraires, philosophiques,
religieuses - traduites, si je ne me trompe, d’une dizaine de langues
actuellement parlées et d’autant de langues mortes... Je vous en prie,
continuez".
La fille regarda l’autre assistant, espérant que cette fois il
prendrait lui-même la parole, puis, alors qu’il s’apprêtait
finalement à ouvrir la bouche, une idée soudaine parut lui traverser l’esprit
et elle recommença à parler:
"Les traductions de langues vivantes sont au nombre de dix-neuf. Et
celles de langues mortes, douze. Voilà un travail qui a été
extrêmement intéressant, spécialement pour une diplômée en lettres
classiques, comme moi. J’ai ainsi eu l’occasion d’approfondir des
connaissances historiques, historico-religieuses et philologiques dont j’avais
déjà de bonnes notions, mais qui désormais sont consolidées au point
qu’il ne me serait pas difficile de diriger, que sais-je, une collection
spécialisée, je veux dire, également pour des publications différentes...
C’est-à-dire..."; ayant réalisé la gaffe qu’elle était en
train de faire à l’égard de l’auteur, elle s’interrompit, puis
conclut avec un sourire un peu intimidé mais non moins radieux:
"Mais maintenant parlons du livre en question". Et elle
se tut, rougissant suavement.
L’Administrateur Délégué lui décocha un regard où l’un des deux
yeux manifestait son irritation à la voir par trop désirer se
distinguer, l’autre une attente, qu’elle poursuive dans ce sens pour
mieux pouvoir établir à quel genre il avait affaire. Il s’adressa
ensuite au garçon assis à côté de l’homme.
"Et vous, de quoi vous êtes-vous occupé exactement?"
Le garçon se tut un moment comme pour remettre ses idées en place, puis,
pour se donner du courage, fit craquer bruyamment les articulations de ces
mains, faisant résonner la salle d’un bruit d’éclatement d’os
digne d’une chambre de torture. "Je me suis surtout occupé de
coordonner les traductions à partir des langues vivantes et d’interviewer
quelques personnages du monde de la culture, du spectacle et de la
politique, en leur demandant leur avis sur... le thème central de l’œuvre."
"Soit le dit ‘sentiment de Dieu’", suggéra l’Administrateur
Délégué avec une pointe d’ironie. Le jeune baissa les yeux, comme si
ce léger accent ironique était allé directement toucher les cordes d’un
instinct secret, capable d’interpréter jusqu’au soupir d’un
puissant; un instinct qui, tout le temps où il avait travaillé avec l’homme
qui était à ses côtés était demeuré assoupi, étouffé qu’il
était par la joie que l’auteur lui avait donnée, et par l’honneur de
pouvoir jouer au jeu de la culture avec cet homme bon et sage.
"Oui, le... sentiment de Dieu."
"Bien, c’est tout?"
Les deux assistants se regardèrent en ricanant timidement et en se
cédant tour à tour la parole. Cette fois, c’est le garçon qui
démarra en premier.
"Comme l’évoquait ma collègue, elle et moi, ensemble, nous avons
évidemment dirigé toute la partie rédactionnelle des révisions,
notes..."
"...Bibliographies", reprit la fille, "et... index. On a
vraiment fait nos premières armes, comme on dit." Elle se tut de
nouveau, d’un air satisfait.
Puis, tous deux se rendirent compte qu’ils s’étaient montrés un peu
laconiques sur le rôle de l’auteur et ils ajoutèrent, leur voix se
chevauchant presque: "Un beau travail... Travailler avec lui est
vraiment... un..."
"... Un beau travail", conclut l’Administrateur Délégué
avec malice. "Bien, nous avons ici Monseigneur Licandri, qui pour l’occasion
nous tiendra lieu de consultant; je crois qu’il aura beaucoup de choses
à demander à l’auteur. Monseigneur, comme nous le savons, est le
frère aîné du Président et un des membres fondateurs de la maison.
Nous avons beaucoup discuté avec lui - surtout à table, devant de ces
petits vins insulaires qu’il nous a appris à apprécier - de la
possibilité de bâtir une collection consacrée aux apports originaux de
nouveaux penseurs, d’inspiration chrétienne, à la pensée religieuse
de début de millénaire. Voilà, donc, je lui laisse la parole."
"La présentation de notre ami Alvise me relègue au rôle d’ivrogne."
Rire général. "Toutefois, je suis également un homme d’église,
je vous assure." Une petite tape affectueuse du prélat sur la main
de l’Administrateur Délégué suffit à produire dans l’assemblée
une chaleur nouvelle, qui eut le pouvoir de détendre définitivement l’atmosphère,
également auprès des deux jeunes collaborateurs de l’homme, et de
faire briller de confiance spontanée et d’assurance affichée, en
particulier les yeux de la collaboratrice, qui rit plus fort que les
autres et, l’espace d’un moment, se sentit comme chez elle.
Fixant son regard, soudain sérieux, dans les yeux de l’homme, l’ecclésiastique
parla finalement: "Je voudrais savoir ceci de l’auteur: comment
définirait-il exactement ce ‘sentiment de Dieu’? Une perception de
Dieu par l’homme à travers son émotivité?".
L’homme leva légèrement les sourcils, puis, d’une voix ferme et
sereine, donna à sa réponse la qualité qu’aurait su lui donner un
acteur d’expérience et de talent: "Vous avez lu le livre?".
"Heu. Non", confessa le prélat sans aucune résistance, comme
si, devant la requête d’un agent de la police de la route, il s’était
subitement rappelé avoir laissé son permis chez lui.
L’homme se tourna vers la salle, laissant lentement son regard se poser
droit dans les yeux de chacun. L’Administrateur Délégué, qui était
un vieux renard, comprit que pour restituer un peu de professionnalisme à
la réunion, il aurait fallu clarifier le degré de connaissance que l’assistance
avait du livre, et dit: "Moi, personnellement, je ne l’ai pas lu,
mais le Directeur Editorial m’a fait part de son impression, celle d’un
travail... imposant". Le Directeur Editorial acquiesça, fit ensuite
saillir sa lèvre inférieure, plissa le front d’un air d’abord un peu
ironique puis comme plongé dans une réflexion sérieuse, et dit: "Imposant,
oui".
L’Administrateur Délégué regarda ensuite l’autre femme assise à la
table. "Le Docteur Schwacher dirigera la collection actuellement en
projet, dans laquelle cette œuvre pourrait s’insérer. C’est sans
aucun doute la personne la plus à même de nous en parler".
Le Docteur Schwacher, qui voulait éviter de s’étendre sur sa réelle
connaissance du contenu du livre, sourit de façon excessive, avant que
son expression ne devienne au contraire sérieuse et grave. Pour finir,
elle dit: "Je ne sais. Selon moi ce qui ressort, c’est que le livre
est un peu trop empreint d’atmosphère New Age. L’énergie, par
exemple. Un sujet typiquement New Age. Il me semble même qu’il soit
question de l’Esprit Saint en termes d’énergie. Et ça, franchement,
pour un public d’extraction catholique...".
"Votre public est d’extraction catholique?" demanda l’homme
avec curiosité.
"Oh non. Absolument pas. Enfin, pas uniquement. Je dirais qu’une de
nos caractéristiques est justement la - comment dire - la transversalité
de notre production, autant en matière d’essais qu’en littérature.
Pensez un peu que nous avons même une collection de jeunes écrivains crucifix
et quartering."
"La littérature crucifix, je ne connais pas mais je peux
imaginer de quoi il s’agit, mais celle quartering?", demanda
l’homme en souriant.
"Quartering. Au sens d’"écarteler"",
répondit la dame en riant. "Vous savez, des concepts comme le pulp,
le splatter etc, sont depuis longtemps dépassés, alors..."
"... Et alors, prêt, partez: écartèlement à volonté", dit l’homme
avec une autorité qui glaça la salle. "Et le public d’extraction
catholique, qu’est-ce qu’il en dit?", ajouta-t-il.
La femme prit une expression sèche. "Vous vous scandalisez
probablement de certaines choses et moi d’autres. Le concept de dégout
n’est pas le même pour tout le monde. Et je n’exclus pas qu’un
public catholique puisse également se frotter à certaines tendances, ne
serait-ce que pour se tenir informé."
"Vous avez lu mon livre?"
"Non, lu à proprement parler, non, je l’ai parcouru deci delà",
répondit le Docteur Schwacher sans cacher plus longtemps l’irritation
que l’homme provoquait en elle.
L’Administrateur Délégué les voyait pénétrer rapidement sur un
terrain dangereusement glissant. C’était à cause de l’attitude
téméraire de l’auteur, évidemment, mais il ne voulait en aucune
façon partager avec lui les responsabilités d’un échec de la réunion,
et il tenta alors une manœuvre destinée à apaiser les tensions, par la
force évocatrice d’une des devises de la maison:
"Notre Président n’est pas un éditeur catholique. C’est un
catholique qui fait le métier d’éditeur."
Même faisant preuve de toute la bonne volonté du monde, l’auditoire ne
put réagir d’aucune façon à l’intervention, qui finit par tomber
dans le vide absolu. Le Directeur Editorial vint alors au secours de l’Administrateur
Délégué, qui avait été légèrement choqué par l’insuccès de
cette même intervention, et se mit en devoir de poursuivre:
"Bon, je crois que nous devrions écouter ce qu’en pense Roberto.
Bon. Oui, cela me semble vraiment la meilleure chose à faire. Je l’appelle".
Il souleva le téléphone qui était sur la table et fit un numéro.
"Bruna? Salut chère. Roberto est dans les parages? Non, oh, bon. Oh.
Bon. Oh. Bon. Non-non-non-non-non. Ça ne fait rien. Bien." Puis, s’adressant
à l’auditoire, il fit savoir que Roberto était retenu par une
traduction simultanée avec le Président, qui recevait la visite d’un
éditeur allemand.
"Qui est Roberto?" demanda l’auteur. Le Docteur Schwacher prit
un air indigné et secoua la tête de façon bien visible, jetant un coup
d’œil en direction de l’Administrateur Délégué, lequel à son tour
regarda l’homme d’un air agacé, comme si d’un moment à l’autre
il comptait le prier de se mêler de ses oignons. Le Directeur Editorial
étendit au contraire une main vers l’Administrateur Délégué et une
autre vers le Docteur Schwacher pour les inviter délicatement à ne pas
intervenir, puis il reprit la parole:
"Roberto est notre assistant à la rédaction. Un petit génie. Nous
aussi, ici, nous avons nos petits monstres; en aucun cas comme vos
merveilleux assistants, toutefois", ajouta-t-il en fuyant le regard
de l’homme et sur un ton qui se voulait celui de la plaisanterie, mais
qui ne réussit qu’à être aigre. Les assistants ricanèrent
nerveusement.
"Vous avez lu mon livre?", demanda l’homme au Directeur
Editorial.
"Une lecture très superficielle. Toutefois..."
A ce moment, quelqu’un frappa à la porte. Un jeune entra, en jeans et
avec un pullover un peu usé.
"Et toi, qu’est-ce que tu fais là?", lui demanda le Directeur
Editorial. "Tu as le don d’ubiquité? Si c’est le cas nous sommes
au cœur du sujet", plaisanta-t-il. Puis, s’adressant aux personnes
présentes: "Voici Roberto. Il va maintenant nous expliquer le truc
qui lui permet d’être en même temps ici et avec le Président".
"Bruna a averti le Président et lui, dès qu’il a su qu’il s’agissait
de cette réunion-ci, il m’a pratiquement mis à la
porte."
La chose parut bizarre à l’Administrateur Délégué. Le Président n’entendait
rien à ces questions, et considérait avec autant d’agacement la
perspective de créer une collection de culture religieuse que celle d’exploiter
un filon New Age.
"Bah, avance, assieds-toi", dit le Directeur Editorial. "Il
était question de ce livre que je t’avais demandé de... que je t’avais
conseillé de lire."
"Le sentiment de Dieu."
"Le sentiment de Dieu. Roberto, même s’il est un génie,
traîne un peu la patte avec les études. Il doit encore se diplômer.
Mais il sait presque tout sur tout. Ecoutons-le".
"Excusez-moi, Roberto", intervint l’auteur. "Vous faites
des études de...?"
"Histoire des religions."
"Oh. Histoire des religions", répéta l’auteur. "Et vous,
vous avez lu le livre?"
"Moi, j’ai lu le livre. Pas tout, je dois avouer, mais ce que j’ai
lu, je l’ai fait avec attention; je dois pourtant dire que je n’ai pas
compris grand chose des intentions de l’auteur. J’ai surtout été
frappé par la grande profusion des documents cités et la profonde
religiosité de certains passages. Mais, si je dois être vraiment
sincère, je suis très loin d’avoir été impressionné. L’idée du
retour de Jésus Christ en une époque de grave crise religieuse comme la
nôtre est séduisante, indubitablement. Mais - l’auteur m’excusera -
elle souffre de n’être pas soutenue par une inspiration à la hauteur
des prémisses. Et au contraire, il est tenté d’y pallier par une bonne
dose de pédanterie exégétique et par (l’eccessiva?) l’utilisation
de documents, qui en eux-mêmes seraient intéressants (certains sont de
vraies histoires dans l’histoire), mais qui, dans le contexte narratif,
semblent être placés là exprès pour conforter une thèse; ils sont
utilisés un peu comme l’étaient certaines prophéties: infléchissant
dans leur sens la réalité historique ou la chronique de certains
événements. Pour servir la cause de prophètes, messies, Oints du
Seigneur, fils de Dieu, etc, etc, en somme."
"En somme, le vrai problème, c’est que mon livre n’a pas plu à
Roberto", dit l’auteur
en s’adressant à l’Administrateur Délégué.
"Je ne présenterais pas les choses de cette façon, si j’étais
vous. Et puis, dans une réunion de ce genre, c’est vous qui devriez
nous convaincre, ce n’est pas à nous de vous montrer que l’on a
assimilé vos... concepts. Excusez-moi, mais il me semble que nous n’y
sommes pas du tout."
Le Docteur Schwacher semblait prête à applaudir, mais elle se contenta d’écarter
légèrement les bras, murmurant à part elle: "Oohh! Quand ça y va,
ça y va!".
Un silence long et pesant s’ensuivit. L’auteur tourna les yeux vers
son assistante. Elle était affligée comme si elle avait été collée à
un examen. Un peu plus et elle se mettait à pleurer. Elle regardait la
table et tentait par tous les moyens d’éviter le regard de l’homme.
Lui recherchait ses yeux avec insistance. Finalement, d’un geste qui à
tous sembla d’une familiarité excessive, il lui souleva délicatement
le visage par le menton, pour mieux la regarder. Elle fit une grimace
tourmentée puis, commençant à pleurer à chaudes larmes, se leva et s’enfuit
presque en courant vers la porte. Quand la fille l’eut fermée derrière
elle, le regard de l’homme se posa sur le garçon. Celui-ci le regardait
avec des yeux possédés et la bouche déformée par une grimace qui la
faisait ressembler à un petit cœur. Il semblait prêt à l’envoyait
balader d’un moment à l’autre. L’auteur lui demanda doucement:
"Tu veux t’en aller toi aussi?". L’autre continua à le
fixer en silence avec un visage audacieux, comme s’il voulait le défier.
"Où irions-nous? Toi seul détiens la parole de vérité!",
intervint Roberto, plaisantant dans une intention de dédramatisation. Le
Directeur Editorial et l’Administrateur Délégué le fusillèrent du
regard au même moment. Il était allé un peu trop loin, et le Directeur
Editorial le congédia froidement: "Va-t’en, Roberto, s’il te
plaît. La dernière chose dont nous avons besoin en ce moment, ce sont
tes traits d’esprit".
"Excusez-moi", eut-il le temps de dire alors qu’il se levait
de son fauteuil, il serra ensuite étrangement les dents, son visage
devint grisâtre, il émit une sorte de râle et retomba lourdement assis,
sa tête allant cogner contre la table. Il s’était écroulé comme une
marionnette échappée des mains de son montreur. Un peu tout le monde se
leva pour le secourir. Ils lui mirent la tête en arrière, l’appelèrent
en haussant la voix, tentèrent de lui tirer les pieds, le giflèrent. A
la fin on décida de l’étendre à terre. Il semblait ne pas respirer.
Au bout d’un moment, l’Administrateur Délégué, qui était parti
chercher de l’aide, rentra annonçant d’une voix basse et calme que l’ambulance
était en route. Voilà. Maintenant on avait fait tout le possible. C’est
seulement à ce moment que l’on se rendit compte que l’auteur ne s’était
pas levé de son siège. Il semblait prendre des notes sur un agenda. Il
leva ensuite les yeux, et tous pensèrent en même temps et de façon tout
à fait incongrue s’être trompés sur l’identité du jeune tombé en
syncope: c’était sans doute possible le jeune assistant de l’auteur
qui s’était senti mal, non Roberto. Sur le visage de l’auteur était
en effet peinte une douleur comparable à celle de quelqu’un qui est en
train de perdre un frère. Les pensées des personnes présentes se
perdaient en conjectures sur les relations de l’auteur avec le malade: l’assistant
était en réalité le frère de l’homme; la fille aussi, probablement,
était sa sœur: voilà le pourquoi de ce geste trop familier, qu’ils
avaient d’abord interprété comme la preuve de quelque relation intime.
Les imaginations allaient bon train, lâchées en roue libre dans cette
absurde direction, et arrivèrent à la conclusion que l’irritation
provoquée, chez les deux jeunes, par le comportement de l’homme était
du au fait qu’il ne les payait probablement même pas: il les faisait
travailler gratuitement parce qu’ils étaient ses frères et sœurs, le
fourbe. Cela s’était vu tout de suite, que c’était un fourbe. Avec
cette air de prophète en cravate, en chasse de contrats éditoriaux, et
de ceux du genre juteux. Heureusement qu’ils n’étaient pas tombés
dedans. Aucun d’eux. Et puis, c’était à vérifier si vraiment ils
étaient tous frères et sœurs. S’il avait eu quelque espèce de
rapport sordide avec les deux jeunes, cela ne serait pas la première fois
sur terre qu’une telle chose arrivait. Regarde donc, quelle face d’hypocrite.
Trop polie pour être honnête. Et l’autorité effrontée avec laquelle
il parle aux gens: mais pour qui il se prend? Mais qui le connait,
celui-là!
"Nous y voilà. Rocco et ses frères", dit finalement le Docteur
Schwacher. "Mais faites quelque chose vous aussi, non mais!" L’injonction,
absurde ne serait-ce que pour sa venue tardive, eut le pouvoir de ramener
tout le monde à la réalité. C’était vraiment Roberto qui s’était
senti mal. Il était là, sous leurs yeux. Ils ne comprirent pas comment
ils pouvaient avoir commis cette folle erreur de perception. Ils le
voyaient tous les jours, Roberto. Comment pouvaient-ils l’avoir pris
pour le frère de l’auteur? Et puis, ce garçon, son assistant,
était-il vraiment son frère? Etaient-ils tous devenus fous?
L’auteur avait toujours cette expression de douleur peinte sur le visage;
il semblait également la proie d’une légère crise respiratoire. Il
regarda un instant le plafond, puis pinça les lèvres et serra les dents,
prenant tout d’un coup une expression fière et décidée, comme quelqu’un
qui se prépare au combat. Il se leva et alla vers Roberto, qui gisait
toujours à terre sur le dos, abandonné comme le cadavre d’un soldat
tombé dans la bataille. Il s’agenouilla à ses côtés et lui prit la
tête entre les mains, en l’étreignant presque. Il lui caressa le
visage comme une mère caresserait un fils fiévreux. Il lui sussurra
quelque chose à l’oreille. L’embarras des personnes présentes monta
comme une marée. Que diable était en train de faire cet homme avec ce
pauvre garçon évanoui? Ses mouvements ne leur semblaient pas des manœuvres
bien propres. L’alarme monta. C’était le comble: voilà qu’il
était tout bonnement en train de l’embrasser sur la tempe! Le prélat,
le Docteur Schwacher et le Directeur Editorial regardèrent indignés l’Administrateur
Délégué, comme s’il lui incombait, par sa fonction dans l’entreprise,
de mettre fin au comportement indécent de cet homme.
A ce moment le téléphone sonna. L’Administrateur Délégué répondit
au Président, qui s’inquiétait des suites que pouvait avoir cet
accident. Roberto travaillait presque gratuitement et sans aucun contrat.
Il était le fils d’une ancienne salariée de l’entreprise qui des
années auparavant, avait été jusqu’à porter plainte contre l’administration
pour fraudes présumées, à ses dépends, de cotisations aux caisses de
prévoyance; l’affaire s’était ensuite tassée, personne ne savait
exactement comment, et des années plus tard le Président avait signalé
à la rédaction un garçon doué et intelligent, non diplômé mais plein
de volonté, et surtout disposé à travailler en échange de deux trois
livres par mois, un billet d’avion pour les vacances et de petits
remboursements illégaux, payés rigoureusement comptant. L’Administrateur
Délégué s’accorda avec le Président sur la version à donner aux
médecins et, dans l’éventualité fâcheuse où il se fût agi d’une
chose très grave, à la police: le jeune, fils d’une amie de famille du
Président, se trouvait là par hasard, parce qu’il voulait connaître l’auteur
d’un livre qu’il avait lu. Il s’agissait maintenant de suggérer la
même version à tous les salariés, mais les possibilités qu’ils
fussent interrogés étaient faibles. La parole du Président et de l’Administrateur
Délégué aurait certainement suffi. Bien sûr en espérant que les
choses ne prennent pas une trop mauvaise tournure pour le garçon.
Quand l’Administrateur Délégué raccrocha le combiné et se tourna
vers la scène qu’il avait laissée quelques minutes plus tôt, il fut
foudroyé par la vision de Roberto, tranquillement assis à sa place. En
bas, on entendait la sirène de l’ambulance qui étouffait son hurlement
dans la cour de l’immeuble. Voix agitées, bribes de phrases lointaines:
"Troisième étage... Ascenseur... Brancard... Escalier de service...".
"Que s’est-il... passé?"
"Il va bien", répondit le Directeur Editorial. "Dès qu’il
a entendu la sonnerie du téléphone, il a ouvert les yeux et s’est tout
de suite relevé."
"Morbus comitialis", dit Roberto d’une voix juste un
peu plus voilée que d’habitude. "Un jour ou l’autre j’y
resterai tout net. Excusez-moi. En tout cas, pour rester au cœur du sujet,
vous avez maintenant tous découvert que j’abrite en moi une véritable
Légion."
"Mais... tu es..."
"Epileptique, pour ainsi dire", répondit Roberto à l’Administrateur
Délégué qui se recula instinctivement de quelques centimètres.
"Et les attaques te passent ainsi?"
"Non. C’est la première fois qu’une attaque me passe ainsi."
Roberto fut tout de même confié aux médecins, ne fût-ce que pour
justifier l’appel d’urgence. La réunion resta encore un long moment
suspendue pour permettre aux participants de se remettre du choc. Comme il
était l’heure de déjeuner, l’Administrateur Délégué, s’excusant,
dit avoir rendez-vous avec le Président au restaurant où celui-ci
déjeunait tous les jours, et où il avait aujourd’hui invité son hôte
allemand. Le Docteur Schwacher se montra tout de suite agacée à l’idée
de manger avec l’auteur et commença à se mettre en mouvement pour s’éloigner
déjeuner toute seule, mais fut arrêtée par les deux assistants de l’auteur,
qui lui demandèrent s’ils pouvaient lui tenir compagnie. L’Auteur se
retrouva avec le prélat et le Directeur Editorial, qui fut contraint à l’inviter.
Ensemble ils se rendirent dans un restaurant tout petit et assez modeste,
mais où l’on avait l’air de très bien manger. Devant de ces petits
cannelloni faits maison et servis dans des terrines brûlantes et
frémissantes, le Directeur Editorial commença à parler:
"Vous voyez... je ne sais pas très bien par où commencer... Voilà,
autant vous expliquer: en gros, c’est moi qui dirige la maison d’édition,
mais les décisions les plus... concrètes sont prises par l’Administrateur
Délégué. C’est lui qui décide des productions; et des budgets pour
les productions, naturellement. Et vous voyez, ce n’est pas un
administratif, c’est un homme de culture, vraiment l’homme de la
situation. Le fait est que vous... enfin, lui était tout à fait bien
disposé envers votre proposition d’édition, mais j’ai l’impression
que quelque chose l’a gêné. Pour une part, ça a été l’attitude de
vos assistants, la scène de la fille... et aussi le garçon... en bref,
vous ne donnez pas du tout l’impression d’un groupe soudé, voilà. Et
une production est une production: si le travail a vu le jour dans ces
conditions de... désaccord, on peut imaginer qu’il y ait eu une
certaine confusion. Et puis, voilà, vous... Il ne m’a pas semblé que
vous ayez fait une très bonne impression à l’Administrateur Délégué.
Sans vouloir vous offenser. Mais comme vous le savez, c’est la première
impression qui compte. Et lui se fie un peu à son flair. Et c’est juste.
Un auteur n’est pas juste quelqu’un qui écrit des livres. C’est
quelqu’un qui doit avant tout avoir de bons rapports avec l’Editeur.
Et savoir se présenter au public. Vous vous voyez à une émission de
télévision en train de parler de votre livre? Vous vous voyez pendant un
talk-show, interrompre le présentateur pour lui demander s’il a ou non
lu le livre, pendant qu’autour de vous sévissent comiques, chanteurs et
starlettes? Vous vous voyez en train d’interroger présentateurs et
journalistes sur leur degré de préparation concernant votre volume, dans
des rubriques de livres où la régie vous aura accordé deux minutes, ou
dans la page culturelle du journal télévisé où ils vous en auront
consenti une? Et puis, last but not least, excusez ma franchise -
de toute façon nous sommes entre hommes et Monseigneur est autant que moi
un homme du monde - ces espèces de "petits soins" que vous avez
dispensés au garçon évanoui n’ont vraiment plu à personne. Je n’ai
pas compris ce que vous cherchiez à faire, mais ça avait tout l’air d’une
performance gay, même un peu répugnante. De nos jours on ne se
scandalise plus de rien, mais franchement, il me semble que vous avez un
peu exagéré. L’Administrateur Délégué était dégoûté. Et vu que,
comme je le disais à l’instant, un écrivain doit avant tout avoir de
bons rapports avec son Editeur, il me semble que vous avez vraiment abattu
toutes vos cartes de la pire des façons. J’ai été trop brusque? Trop
direct? Dites-le moi sincèrement si je vous ai offensé". Et dans le
même temps il regarda le prélat, qui se taisait toujours avec un air
solennel et un peu énigmatique, mâchant lentement chacune de ses
bouchées et buvant à petites gorgées, fréquemment, un vin rouge, clair
et brillant.
L’homme baissa les yeux et se mit à manger en silence, lui aussi très
lentement. Quand il eut fini, il leva les yeux et laissa son regard se
perdre au-delà de la vitre qui donnait sur la rue. On aurait dit que ses
yeux plongeaient dans la profondeur de distances abyssales. C’était un
regard triste, miroir d’une douleur qui évidemment était très
profonde. Le Directeur Editorial en fut satisfait. Ce dont cet homme avait
besoin, c’était tout bonnement que quelqu’un se charge de le mettre
au pas, et il était content que ce soit justement lui qui l’ait fait.
Maintenant, peut-être bien pouvait-on espérer parvenir à un accord, et
encore, plus avantageux que jamais. A la condition bien sûr que l’Administrateur
Délégué n’ait pas été trop irrité par son attitude. Mais, s’il
le connaissait bien, la chose était peu probable. En effet, son
supérieur se vantait toujours d’avoir une mentalité "laïque"
en matière de cohérence morale, estimant que ne croire en rien, ("je
crois seulement que deux et deux font quatre" était son cri de
guerre) était une incomparable qualité professionnelle. Mais dans l’œuvre
de cet auteur, y avait-il quelque chose qui vaille un investissement qui
aurait été de toute façon considérable pour la production? Sur cette
question, le Directeur Editorial avait des idées très floues. Il n’avait
pas lu le livre ni n’avait l’intention de le lire, mais déjà la
lecture de Roberto lui avait fourni de précieux éléments. L’unique
recours qu’il voyait pour des travaux de ce genre était un remaniement
de long en large, dans la mouvance New Age, naturellement avec l’apport
substantiel de quelque auteur averti, si possible étranger, si possible
un peu moins anonyme que... celui-ci. Le matériau était bon, ça se
voyait. Enorme. Rigoureux. Déjà sélectionné. Et déjà bel et bien
traduit, en majeure partie de langues dont la seule traduction aurait
demandé des collaborations à la note extrêmement salée. Et au
contraire tout était là. L’obstacle majeur à la mise en route du
travail était la présence, ou plutôt, l’existence de l’auteur. Et
puis il fallait déterminer si ce concept de "sentiment de Dieu"
pouvait réellement fonctionner. L’idée du retour de Jésus-Christ
était sympathique mais si le message de cette espèce de "Christ II:
la vengeance" n’était pas assez original, l’idée perdait toute
consistance. Les nouveautés par rapport à l’habituelle soupe
réchauffée des Evangiles devaient être substantielles et bien relevées.
Bonnes pour un public dévoreur de concepts accessibles et pimentés à la
Redfield, assaisonnées d’une pointe de mystère et sans trop de
complications intellectuelles, d’intuitions spirituelles, et de
spéculations théologiques. C’était là en fin de compte une affaire
qui, gérée de façon avisée, aurait pu fournir d’abord matière à
six ou sept livres ou petits livrets différents. Mais il fallait y
travailler. Qui sait de quel genre étaient les deux assistants. La fille
était un mélange entre la gentille bonne sœur et la personne qui,
aveuglée par le mirage de percer dans le monde de la culture, aurait
été capable de vendre sa petite sœur à quelque souteneur albanais. Le
garçon semblait au contraire un peu balourd. Un Roberto moins éveillé
et moins brillant. Mais la façon dont il avait regardé l’auteur
indiquait clairement qu’il n’en avait rien à fiche de lui. Peut-être
auraient-ils été de nouveau utiles indépendamment de cet homme. Aussi
parce que désormais, depuis évanouissement, on pouvait faire une
croix sur Roberto. Imaginer que le Président puisse reprendre cet
épileptique dans la maison! En admettant que l’on veuille faire quelque
chose de ce livre, ces deux-là pouvaient vraiment être utiles. Ils
semblaient loin d’être dévoués, au contraire, ils devaient vraiment
en avoir plein le dos de leur auteur. Et lui, qui sait comment il était
en réalité? Mais étrangement, c’était là la question qui l’intéressait
le moins.
Soudain, un crissement de freins dans la rue, suivi d’un grand coup,
glaça le sang de tout le monde. Après quelques secondes de silence, un
lugubre hurlement d’agonie retentit, et on comprit que la victime
renversée dans l’accident était un chien. L’auteur se leva et alla
directement vers la sortie. "Ce n’était pas la peine de faire ça,
j’aurais réglé de toute façon", plaisanta le Directeur Editorial
à l’adresse du prélat, lequel resta sérieux et méditatif, comme il l’avait
été tout le long du repas. Il regarda fixement dans les yeux son
interlocuteur puis, le visage empreint d’une étrange anxiété, il se
mit à allonger un peu le cou pour voir ce qui se passait dehors.
La scène était terrifiante. Une voiture avait renversé le chien d’un
aveugle, et maintenant le pauvre animal était en train d’agoniser à
terre, et hurlait et roulait péniblement sur lui-même, pivotant sur l’unique
patte qu’il avait encore de saine. Le reste du corps était une masse d’os
désarticulée que cet hallucinant mouvement mécanique ne contribuait qu’à
déboîter et morceler davantage, dévastant ses organes internes et
provoquant une hémorragie qui s’écoulait par sa gueule et dessinait
sur l’asphalte un cercle de sang bizarre. L’aveugle était assis par
terre de nombreux mètres plus loin, probablement à l’endroit où le
chien avait été touché et propulsé. Il avait l’air seulement de
souffrir de contusions et d’être en fort état de choc. Il appelait le
chien: Trim. Quelqu’un tenta de le secourir, en attendant l’ambulance
et une patrouille de police qui aurait probablement abattu le chien d’un
coup de revolver, pour mettre fin à ses souffrances. L’homme s’approcha
de l’aveugle, l’enlaça doucement et lui demanda:
"Que veux-tu?".
"Je veux Trim", et il se mit à pleurer à chaudes larmes.
"A combien y vois-tu?"
"A dix pour cent. Mais je m’en fiche. Je ne veux pas y voir plus.
Je suis bien où je suis, dans l’obscurité. Mieux vaut cette obscurité
à la lampe perpétuelle de la chapelle familiale, avec à l’intérieur
ma femme et mes enfants, au cimetière. Je veux Trim! Trim! Triiiiiim!",
hurla-t-il de désespoir, et de sa gorge sortit un cri qui sembla
bizarrement s’harmoniser avec celui du chien.
"Trim! Ici", dit l’homme à voix haute.
Le chien était maintenant près de l’aveugle et de l’homme. D’un
air interdit il regardait le nouvel ami de son maître. Il se passait
continuellement sa longue langue sur ses grosses babines pour se laver du
sang qui lui baignait encore tout le museau. Il décida de poursuivre un
de ses longs coups de langue sur le visage de l’homme, qui en retour
caressa sa grosse tête. Le chien profita de la position recroquevillée
de l’homme pour adopter une pose d’adoration, les pattes antérieures
sur les épaules de sa veste et les postérieures aplaties comme des
savates sur son corps assis. Il lui allongea encore quelques coups de
langue puis se consacra à son maître, lui tournant autour en frétillant
et cherchant avec son museau à l’aider à se lever.
L’homme s’éloigna, tandis que l’aveugle le poursuivait d’une
demande qu’il avait commencé à poser à peine avait-il senti l’odeur
du chien et la chaleur de son souffle à côté de lui: "Que s’est-il
passé? Hein, que s’est-il passé? Oh, c’est à toi que je parle, que
s’est-il passé?".
Le déjeuner des deux assistants avec le Docteur Schwacher fut
rassérénant et fécond. Elle les avait emmenés dans un petit endroit un
peu cher mais délicieusement alternatif, où l’on ne servait que de
légères salades très inventives, des portions purement symboliques de
soufflés variés et de fines parts de tarte, principalement aux fruits.
On pouvait y boire des boissons peu communes, comme du cidre ou du
rossolis, et le bruit courait que sur demande et un peu en secret,
étaient consenties des dégustations d’absinthe. Les deux jeunes, au
début très intimidés, avaient vite été mis à l’aise par le Docteur
Schwacher qui, en l’espace d’une vingtaine de minutes, avait réussi
à gagner leur confiance, jetant les bases d’une de ces amitiés
particulières qui commencent dans la complicité et se poursuivent dans
la manigance de quelque tromperie.
La jeune fille fut très vite extasiée par l’horizon que lui ouvrait
une telle relation: une femme de culture (vice-directrice d’éditions et
directrice de collection!) qui avait néanmoins une vision pratique et
pragmatique de sa profession et des choses de la vie. Une personne, en fin
de compte, qui savait ce qu’elle voulait. Désormais les rapports de la
jeune fille avec l’auteur étaient définitivement en pièces. La façon
désastreuse avec laquelle il avait géré cette réunion avait porté à
la jeune fille un coup insupportable. Elle avait tout misé sur la
possibilité de publier enfin cette œuvre, pour laquelle elle s’était
tant investie non seulement en termes d’engagement et de labeur, mais
aussi d’amour. Elle avait aimé ce travail et d’une certaine façon
également l’homme qui le lui avait proposé, et qui lui avait enseigné
tant de choses. Mais elle n’avait pas tardé à se rendre compte que cet
homme ne l’avait jamais aimée, ni elle, ni son collègue, ni,
peut-être, le travail lui-même, parce que cet homme n’avait d’yeux
que pour ses étranges idées de spiritualité. C’était un personnage d’une
ambition folle et d’une ingénuité ridicule, d’une malice diabolique
et d’une générosité exaltée, d’une intelligence abstraite
inaccessible, et d’une inconséquence pratique désolante. Une
contradiction vivante. L’aimer signifiait se retrouver précipité, une
pierre pendue au cou, dans l’abîme d’un paradoxe sans fond. Elle
avait besoin de paix, maintenant. C’était beau d’être là. Avec à
ses côtés cette femme qui réagissait à ses paroles sans passion ni
arrières pensées, qui parlait des choses de ce monde avec style et
simplicité, sans ravissement ni répugnance, qui savait faire son chemin
dans la vie en nourrissant à l’égard de celle-ci des sentiments
mesurés et prudents, qui prenait possession de l’espace par des
mouvements délicats, un peu retenus, seulement infatués de leur parfaite
sobriété. Une intellectuelle qui savait bien comment se comporter dans
le monde. Il avait fallu les absurdités de l’auteur pour lui faire
perdre patience, durant la réunion. En plus, ce n’est pas tant qu’elle
l’avait perdue, elle avait seulement manifesté une exaspération
compréhensible, et d’une façon par ailleurs tout à fait civile. Oui:
une personne qui savait vraiment ce qu’elle voulait. Et un modèle à
suivre, enfin, avec sérénité.
Le garçon, en revanche, n’était pas à la recherche de modèles à
suivre. Il n’était plus à la recherche de quoi que ce soit. Il avait
été encore plus profondément déçu que la jeune fille par la façon d’être
de cet homme, son irrésolution, son approche défaitiste du succès, son
acceptation passive des événements, son moralisme eccessif. Autant de
défauts que contrastaient les argumentations passionnées sur la
spiritualité et qui s’embrouillaient en elles-mêmes, l’ardeur
exagérée qu’il mettait à défendre des points de vue absolument
dénués d’applications pratiques, les brusques explosions de dédain à
l’encontre de comportements qu’il taxait d’hypocrites, mais qui n’étaient
souvent qu’empreints d’une vision de la réalité un peu moins
évaporée - et un peu plus utilitariste - que la sienne. Et puis, cette
exaltation continuelle de l’humilité et la toute aussi perpétuelle
dénigration du pouvoir! Un véritable lynchage, autrement plus qu’une
dénigration, de toute personne ayant pour unique défaut d’avoir entre
les mains un quelconque pouvoir, grand ou petit. Comme si en plus il
pouvait s’en passer, du pouvoir. N’était-il pas, tout juste en ce
moment, en train de courtiser les puissants, pour faire publier son livre?
Et le Président de cette société n’était-il pas la crème des
puissants? Et pourtant il était là, en costume cravate, à quémander un
peu d’attention pour son œuvre. Le pire, c’était qu’il s’y
prenait mal, recourant à la morgue quand il aurait fallu l’humilité,
et l’humilité quand au contraire il aurait du oser. Les puissants ne s’aplatissent
jamais devant la morgue. Et au contraire ils s’aplatissent quand quelqu’un
sait y faire, et sait placer ses coups au bon moment, sait se taire quand
ce sont eux qui parlent et répondre quand il est questionné, sait
expliquer clairement et simplement ce qu’il veut obtenir. Et par-dessus
tout, combien il veut. L’auteur n’avait rien su gérer lors de cette
réunion, qui pour lui-même et sa collègue représentait tant et qui se
retournait maintenant contre eux, les condamnant à de nouvelles années d’anonymat
et d’attente. Lui comme sa collègue n’en pouvaient plus de l’habituel
répertoire que l’auteur s’obstinait à mettre en scène: les silences
lourds de sens, les répliques moralisatrices, les regards intenses, les
yeux levés au ciel, les petits baisers au premier imbécile à se sentir
mal (et, par un étrange hasard, il y en avait toujours un, où qu’il
aille, à tel point qu’ils commençaient à penser qu’il portait tout
simplement le mauvais œil). Et n’imaginez pas qu’il lui serait venu
à l’idée de changer de répertoire: s’il vous plaît, non. Il
insistait, insistait et insistait encore, sans jamais obtenir de
résultats concrets, comme par exemple commencer à faire rentrer un peu d’argent.
Ça suffisait. Le moment était venu de gérer les choses autrement, en
pensant aussi à soi-même. Et au futur.
Le visage du prélat était un peu altéré. Tout le monde s’en
rendit compte. Il semblait vieilli. "Tout va bien?", lui demanda
l’Administrateur Délégué, alors qu’ils prenaient de nouveau place
autour de la grande table ovale des réunions. Le prélat le regarda un
peu stupéfait et ne répondit pas. Puis, quand par erreur il se fut assis
à la place qu’avait occupée le matin l’Administrateur Délégué, il
sembla se réveiller et dit, avec un retard qui privait désormais la
phrase de toute logique: "Tout va bien".
Suivant l’exemple du prélat, tout le monde se soumit à l’exercice du
changement de place. A droite du religieux s’assit le Docteur Schwacher
et les deux assistants de l’auteur, d’abord la jeune fille puis le
garçon; à sa gauche, l’Administrateur Délégué et le Directeur
Editorial. Seul l’auteur était resté exactement à sa place. L’Administrateur
Délégué profita de cette occasion inespérée pour céder
temporairement la présidence de la réunion au prélat, faisant un large
geste de délégation en faveur de l’homme maintenant assis à sa place.
Un silence de plomb régnait dans la salle. Le prélat, en quête d’une
concentration qui évidemment continuait de lui faire défaut, abaissa les
paupières jusqu’à transformer ses yeux en deux fentes d’une extrême
finesse. Puis, finalement, il parla:
"Ce matin j’ai posé une question à l’auteur. Lui m’a répondu
par une autre question. Peut-être justifiée, parce que je n’avais pas
lu son livre. Je suis désolé si je l’ai... heurté de quelque façon.
Ce n’était vraiment pas dans mes intentions. Mais d’autre part, il m’a
répondu par une autre question, comme l’aurait fait un politicien. Or
ici, nous ne faisons pas de politique, nous faisons de la culture. Par
ailleurs, je suis moi-même présent ici en tant que consultant, non en
tant qu’éditeur, et ceci peut expliquer pourquoi je ne me suis pas mis
à porter un jugement sur son œuvre, mais ai cherché au contraire à
ouvrir un dialogue, en partie pour comprendre qui j’avais en face de moi.
Or lui s’est braqué et m’a retourné ma question de façon polémique,
en faisant preuve d’une irritation qu’il a de même conservée, par la
suite, en dialoguant avec les autres. Voilà: ce que je trouve peu
compréhensible dans cette réunion, c’est vraiment l’attitude
provocatrice de l’auteur. Personne ne lui est hostile ici. Il a été
accueilli avec écoute, sympathie, curiosité. Mais il s’est comporté
comme s’il pensait déjà n’avoir pas été compris, et ne pouvoir l’être
en aucune façon. Et ceci est un préjugé à notre égard. Par suite, l’impression
que l’on en tire est que l’auteur considère, de façon erronée,
être victime d’un préjugé de la part de cette assemblée, alors qu’en
vérité, c’est peut-être tout simplement lui qui a un préjugé à son
égard".
Le prélat se tut, en regardant l’homme. L’homme se tut, baissant les
yeux. Le silence était total, et épais comme une matière solide. Quand
la voix de l’homme le brisa, l’espace d’un instant il sembla à tout
le monde avoir entendu un bruit lointain de verre brisé:
"J’ai demandé à tout le monde si vous aviez lu mon livre juste
pour savoir si vous l’aviez lu, et non pour vous reprocher de
ne pas l’avoir lu, ni pour obtenir que vous le lisiez".
"Comment comment comment?" intervint le Directeur Editorial, du
ton désinvolte de quelqu’un qui s’amuse à se moquer des touristes
étrangers, pour le langage comique qu’ils utilisent. "Excusez-moi
mais je n’ai rien compris. Vous pouvez répéter depuis le début?"
demanda-t-il hilare.
Tout le monde sourit à cette intervention, sauf le prélat. Les
assistants se tournèrent même en direction de l’auteur pour écouter
sa réponse, la fille alla jusqu’à mettre une main sur sa bouche pour
étouffer le petit rire qui lui échappait; les deux autres se limitèrent
à se jeter un coup d’œil de contentement pour la promptitude et le
brio d’une telle question.
"Vous voyez que vous continuez à faire le vide autour de vous?",
reprit le prélat. "Comment peut-on dialoguer avec quelqu’un comme
vous, qui est à ce point sur ses gardes? Je voudrais vous aider. Tout le
monde ici voudrait vous aider", et il regarda autour de lui sans
obtenir aucun geste, d’assentiment ou de dissentiment. "Mais
comment peut-on aider quelqu’un qui se comporte comme un animal blessé?"
"Bah", intervint l’Administrateur Délégué, "il me
semble qu’on tourne en rond. Je crois vraiment qu’il serait
préférable de clore sur cette intervention et de tous s’en aller
travailler".
"Encore un instant, Alvise, excuse-moi", dit le prélat. "Et
je demande pardon également à toutes les personnes présentes, si je les
soustrais encore de brefs instants à leurs occupations. Mais avant de
clore, je voudrais vraiment entendre de l’auteur ce qu’il pouvait bien
attendre de cette réunion, en admettant qu’il en ait attendu quelque
chose."
L’auteur garda un moment le silence, puis il pinça légèrement les
lèvres en une espèce de sourire effacé et dit:
"Père, vous me reprocherez de me buter, et de m’emporter, mais je
crois que c’est le contraire. C’est cette assemblée qui se bute, et s’emporte,
pour mon comportement que je pense avoir maintenu bien en deçà de la
grossièreté et de l’offense. Mais si je ne me suis pas montré
grossier, et que malgré cela, l’assemblée s’est senti offensée,
alors cela veut dire que les individus ne se sont pas froissés pour
eux-mêmes, mais pour le pouvoir qu’ils représentent. Puisque moi je ne
représente aucun pouvoir, le Directeur Editorial peut ironiser sur mes
argumentations en les réduisant à d’incompréhensibles litanies, mais
moi, je ne peux pas ironiser avec le Docteur Schwacher sur les réactions
du public catholique aux écartèlements proposés dans vos collections. C’est
cela le pouvoir. Et puisque je ne représente aucun pouvoir, vous tous
pouvez vous froisser parce que je fais des demandes trop directes et que
je me permets des libertés que je ne devrais pas me permettre, tandis que
moi, je ne peux même pas m’informer, sans vous faire un grave affront,
du degré de connaissance que vous avez de mon livre. Et c’est cela le
pouvoir. Mais dans cette réunion, j’ai seulement tenté de baser mon
dialogue sur une donnée de fait comme une autre: votre connaissance, ou
son absence, du texte que je vous avais proposé et dont nous aurions du
discuter. Le problème, c’est que vous êtes habitués à voir une
intention polémique jusque dans la simple tentative d’accéder à une
donnée de fait, et à prendre pour un acte d’accusation, le désir de
construire un dialogue sur des bases appartenant au réel. Mais il n’en
va pas ainsi. La réalité est la réalité et n’a pas de coupable, au
moins tant que personne ne confesse sa culpabilité en se froissant,
justement parce qu’il a été fait appel à une donnée réelle. Faire
remarquer que traverser un carrefour au feu rouge est un danger mortel,
pour tous les innocents - en véhicule ou à pieds - qui passent au
contraire au vert, n’est pas en soi un acte d’accusation contre une
administration, un gouvernement, un Etat ou une entière civilisation. C’est
une donnée de fait. Tous peuvent le faire remarquer. Si quelqu’un s’en
froisse, cela veut dire qu’il aurait pu faire quelque chose et ne l’a
pas fait. Et de même, faire remarquer qu’aucun des participants à
cette réunion n’avait lu mon livre n’était pas un acte d’accusation,
mais une donnée de fait. Un sentiment d’où partir".
"Un sentiment d’humiliation?", demanda le prélat.
"Non. Un sentiment de communion."
"Belle communion que la vôtre", dit le Docteur Schwacher avec
une ferme délicatesse. "Quand j’ai parlé de nos collections vous
m’avez traitée comme une folle."
"Vous, Docteur Schwacher, vous n’avez pas traité la réalité
comme une folle? Selon vous le public catholique se serait froissé en
lisant le je-ne-sais-quoi dont vous avez eu l’intuition ici et
là en feuilletant mon texte, et au contraire il ne se froisserait
absolument pas, quand des jeunes de vingt ans lui présentent comme une
création de leur esprit, des fantaisies d’écartèlement..."
"Excusez-moi", l’interrompit presque le prélat, "vous
parlez d’une possible communion avec nous, mais sur quelle base, vu que
personne n’a lu votre livre?".
"Communion, en toute humilité, justement sur cette donnée de fait.
Il aurait suffi de mettre nos sentiments au diapason de cette donnée, et
nous serions entrés en communion. Et nous aurions dialogué en paix. Les
données de fait, qu’elles soient belles ou laides, génèrent des
sentiments. Et chaque sentiment à son tour est une donnée de fait. Et s’il
est bon, il change la réalité en bien, effaçant du livre de la vie les
données de faits négatives, comme si elles n’avaient jamais existé.
Qui a la force d’accepter la réalité, aussi douloureuse qu’elle
puisse être, pourra la transformer d’un sentiment. Parce que les
sentiments sont la réalité et la réalité est un sentiment. L’illusion,
non."
"Oh! Voilà enfin expliqué le secret du sentiment de Dieu!",
intervint brusquement l’Administrateur Délégué, du ton de quelqu’un
qui veut en rester là.
Le prélat, qui au contraire voulait encore poursuivre, lui fit un geste
de la main pour le faire taire, puis demanda à l’homme:
"C’est vrai? C’est cela que vous entendez par ‘sentiment de
Dieu’?".
"Plus ou moins."
"Moi, j’appelle cela foi."
"C’est vrai, la foi est un sentiment. Vous êtes, Monseigneur, un
homme de foi. Mais, comme vous le savez, la foi est un don, pas un
présupposé. C’est un don que le Seigneur fait à qui est juste. Et un
homme juste est quelqu’un qui agit selon un sentiment: celui de la
justice, justement. Et comme un tel don ne se reçoit pas une fois pour
toutes, mais doit être sollicité et poursuivi au quotidien, seul un
exercice constant de la justice peut créer les prémisses pour qu’il se
renouvelle. Qui n’est pas juste ne recevra pas le don de la foi, et
avancera à tâtons dans l’obscurité. Et dans l’obscurité il
rencontrera la lumière illusoire du pouvoir, et prendra cette lumière
pour la lumière d’une nouvelle justice. Et de cette fausse lumière il
tirera ses commandements, c’est à elle qu’il conformera ses actions,
des actions qui seront soumises à des lois non moins rigides que celles
de Moïse, mais qui lui sembleront beaucoup plus légères, et plus
gratifiantes. Il devra toujours se conformer à ces lois, et s’il les
transgresse il perdra tout: son honneur, ses amis, ses moyens de
subsistance, parfois la vie même. Les lois du pouvoir sont la prison des
hommes, mais les hommes pensent au contraire qu’elles sont les clefs de
la liberté: hors de la marginalisation, de l’infériorité, des
privations. Et de l’encombrant fardeau des sentiments."
L’homme s’interrompit un instant pour demander à boire au Docteur
Schwacher qui avait la bouteille juste devant elle, et qui avant de la lui
tendre hésita un instant, comme si elle considérait cette demande un peu
extravagante.
"Vous tous avez dans l’idée que je suis ombrageux et susceptible,
mais en réalité je ne réagis qu’à la douleur de voir comme vous
êtes, vous. Je ne m’en fais pas pour moi: c’est pour vous que je suis
désolé. Mais cela, vous ne pouvez pas le comprendre: en effet, vous
considérez qu’être comme vous êtes est votre affaire, et pas la
mienne. Et vous vous en accomodez très bien. Et même, vous pensez que
vous vous en accomoderez bien mieux que moi, vu que vous savez tourner à
votre avantage les situations, et moi non".
Il s’arrêta là et posa les yeux sur ses assistants, sans mépris ni
ressentiment, sans sévérité ou malice, mais également sans l’ombre d’une
condescendance.
"Mais si vous voyiez ce que moi je vois, vous verriez au-dessus de
vos têtes menacer une ombre si affreuse qu’elle vous ferait vous jeter
au pied de la croix, implorer pitié pour vos existences. Grand ou petit,
en effet, le pouvoir est un seul. Et n’a qu’un nom. Et ce nom lui a
été donné par l’ennemi de toute justice. Ne confondez pas le pouvoir
avec l’autorité. Une famille, comme une entreprise, comme une Eglise,
comme un Etat, ne se bâtit pas et ne vit pas sans autorité. Mais l’autorité
est l’exact contraire du pouvoir, parce que l’autorité existe et le
pouvoir est une illusion, et parce que l’autorité est le développement
de quelque chose que le pouvoir ne peut comprendre: l’humilité. L’humilité
est un sentiment. Le plus puissant de tous. L’humilité génère la
dignité. La dignité génère la volonté. La volonté génère la force
d’esprit. La force d’esprit génère l’autorité. Si l’on est
maître de l’autorité, on a du pouvoir sur soi-même parce que l’autorité
génère la justice. Et la justice génère la foi. Et la foi transperce
le mal de sa lumière et le précipite dans un abîme. Ce chemin n’a pas
d’alternatives. C’est le chemin de croix, et il est toujours en côte.
Au contraire, le chemin que propose l’ennemi de toute justice est l’envers
de celui-ci et se parcourt à rebours. Et il est toujours en pente, parce
que son point d’origine n’est pas l’humilité, mais le pouvoir, qui
est en hauteur. Le pouvoir génère un système de justice fondé sur lui,
et ce système génère l’illusion de posséder l’autorité
nécessaire pour juger, souvent avec mépris et dégoût, ces pauvres
Christ en croix en train de faire le chemin inverse, celui en côte, et ne
connaissent pas les règles du pouvoir. Ceux-là seront condamnés sans
appel à l’exclusion, à moins qu’ils n’apprennent les règles, et
ne s’y soumettent."
Il s’interrompit encore une fois. Il sentit toute la dureté de la glace
qui le cernait. Il lui sembla entendre le craquement d’os des personnes
présentes, serrés dans la morsure du gel qu’ils cherchaient à lui
destiner. Il regarda dans sa douleur et vit en elle la vie qui manquait en
eux.
"Vous savez qui est derrière tout cela?", continua-t-il. "Vous
savez qui vous dicte ce système de règles simples qui, vous faisant bien
voir du pouvoir, vous facilitera la vie? Votre instinct flaire avec
volupté son odeur, mais quand vous pourrez la sentir de près, la nausée
vous montera à la bouche et vous pousserez un cri de terreur. Ne vous
bercez pas de l’illusion que c’est là l’odeur du soufre. Combien
a-t-elle été convoitée cette odeur, au fil des siècles, combien s’est-on
grisé de ces promesses d’orgies, d’initiations, d’obtention facile
du pouvoir magique, de sabbats où abuser de tous les excès, se vautrant
dans la jouissance du sacrifice de soi à ce que l’on peut concevoir de
plus abject. Mais c’est là une simple plaisanterie, comparée à la
dégradation finale qui sera réclamée à qui se prosternera devant le
pouvoir. Lui, l’ennemi de toute justice, n’est pas libre. C’est pour
cette raison qu’il ne tient jamais ses promesses. Il a une Maîtresse.
Et c’est à elle qu’il remettra ces malheureux, afin qu’elle les
désagrège en elle, se nourrissant de l’humeur de leur décomposition
et s’enivrant de la puanteur de leurs miasmes. Cette puanteur est le
parfum de l’éternelle illusion, et c’est la véritable odeur du
pouvoir, que vous ne sentez pas parce que vous la prenez pour une odeur de
violettes."
"La Maîtresse, comme vous l’appelez, fait partie de la vie",
suggéra un peu hésitant le prélat.
"Elle fait partie de la chute, non de la vie."
"Mais Jésus Christ nous a déjà relevés de la chute."
"Il a vaincu la mort."
"Bien sûr. Justement."
"Mais la mort est ici. Plus triomphante que jamais."
"Mon ami: il était Dieu. Pas nous. Le mal aussi est encore ici, à
ce compte-là. Les portes du Paradis ont été ouvertes, mais c’est à l’homme
de décider. L’homme est libre."
"Dieu aussi."
"Que voulez-vous dire?"
"Que si l’homme par cette oreille-ci ne veut pas entendre, il lui
parlera à l’autre."
La réunion était arrivée à son terme. L’Administrateur Délégué
reprit la parole pour la clore formellement:
"Je crois interpréter la pensée de tous en déclarant que la
proposition d’édition de l’auteur n’est pas approuvée".
Il se leva, serra la main du prélat et du Docteur Schwacher, puis il prit
à part le Directeur Editorial et le poussant délicatement du coude s’éloigna
avec lui. Ce dernier avant de sortir de scène, tourna la tête et prit
une expression comique où il clignait des yeux, et qui voulait
évidemment représenter un geste de congé. Après avoir fait un salut de
la main, le Docteur Schwacher se dirigea à leur suite comme si elle avait
été invitée à les suivre. Les assistants, de nouveau dans l’embarras
après la sortie des trois personnages qui en avaient exalté toutes les
énergies cachées, restèrent un moment figés à regarder le prélat.
Mais ils se rendirent vite compte que celui-ci ne pouvait représenter
pour eux une source de chaleur comparable à celles qui s’étaient à
peine dissipées. Ils se tournèrent alors vers l’auteur, et le garçon,
d’un ton qui entendait souligner tout le sens du devoir qu’il y avait
dans cette proposition, lui demanda s’il voulait qu’on le dépose
quelque part.
"Non", dit le prélat. "Je voudrais faire mien le plaisir
de raccompagner l’auteur à son hôtel."
Les deux jeunes restèrent bouche bée, comme s’ils avaient soudainement
découvert avoir été trompés par une personne sur laquelle reposait
leur confiance naïve. La jeune fille, un demi-sourire forcé, s’approcha
du prélat et fléchissant légèrement les genoux porta à ses lèvres la
main que celui-ci lui avait présentée. Le garçon, de moins en moins à
son aise, voulut faire la même chose, mais alors qu’il s’apprêtait
à baiser la main du prélat il se rappela avoir fait - mais il ne savait
pas très bien ni quand ni pourquoi - un vœu de laïcité fondamental
pour l’image qu’il avait de lui-même; alors, par cohérence, il prit
par en-dessous la main que le prélat lui avait présentée paume en-bas
et, au lieu de l’embrasser, l’agita horizontalement deux ou trois fois
avant de la lui rendre. Rouge comme une tomate à cause de la scène
comique qu’il venait d’interpréter, il s’en alla vers la porte, où
l’attendait la jeune fille. Cette dernière, s’adressant à l’auteur,
lui dit seulement: "Ah, salut". Le garçon en revanche, pour
récupérer l’énergie dépensée en embarras, exécuta à l’attention
de son maître un simple geste de la main qui voulait dire: "Je te
salue. Porte-toi bien".
Le prélat renvoya le chauffeur et décida de conduire lui-même. Il
semblait décidé à reprendre entre quatre yeux la discussion interrompue
et, qui sait, l’approfondir, mais au contraire il ne réussit à ouvrir
la bouche de tout le trajet. L’auteur lui demanda de le laisser à l’angle
d’une petite rue en côte, interdite aux voitures. Le prélat ne se
souvenait pas avoir jamais été dans cette partie de la ville. Les
immeubles étaient anciens comme en plein centre, mais il lui semblait au
contraire que le trajet les avait emportés vers une banlieue éloignée.
Tout n’était que douces collines, et la petite route que l’auteur
devait emprunter grimpait sur l’une d’elles. Le prélat s’aperçut
qu’elle était extrêmement raide.
"Mais...votre hôtel est là-haut?"
"Oui", répondit-il, et il indiqua le sommet aride et sans
habitation de la colline.
"Et ce n’est pas accessible en voiture. Même pas en taxi?"
L’auteur secoua la tête. Ses yeux brillaient pour la première fois d’un
petit sourire joyeux, un peu malicieux, les lèvres serrées.
Le prélat répondit faiblement au sourire, et sentit en lui quelque chose
qui fondait, comme un énorme bloc de glace échoué par mésaventure dans
des eaux chaudes. Il n’avait pas éprouvé cette sensation depuis sa
tendre jeunesse. Il l’avait d’abord associé à l’amour enfantin
pour une enfant juive qui s’appelait Ruth et qui mourut, puis à la
vocation qui lui avait bouleversé l’âme et mis la famille à dos,
famille au sein de laquelle il était revenu prêtre, avec la tâche de
lui restituer tout l’honneur et le pouvoir que son choix spirituel
inconsidéré avait mis en danger.
"Et les pauvres clients doivent se coltiner leurs bagages et les
porter jusque là-haut?", demanda-t-il en s’agrippant à un dernier
espoir.
"Père. Veuillez cessez", dit l’homme, il sortit ensuite de la
voiture, referma la porte et s’engagea sur la petite route.
Le prélat sortit à son tour. "Je peux t’accompagner?",
hasarda-t-il.
"Ensuite, dois-tu rentrer?"
Il ne sut que répondre. L’homme se retourna et recommença à monter.
Le cri du prélat l’arrêta. "Attends. Descends un instant: je veux
te serrer dans mes bras".
"Monte un instant. Je veux te serrer dans mes bras."
Le prélat gravit péniblement la côte jusqu’à l’homme. Il le
rejoint et se jeta vers lui en une étreinte qu’il avait attendue toute
sa vie. L’homme lui rendit son étreinte et s’émut.
"Qu’irai-je raconter ici-bas?", demanda le prélat angoissé.
"La vérité".
"Mais c’est la vérité?"
"A toi de voir."
"Je veux dire: est-ce toi?"
"C’est moi. Et c’est toi."
"Ne me parle pas comme tu parlerais à Jean. Moi, je suis de la race
de Pierre, et je
ne comprends pas toutes les choses que lui comprendrait. Je t’en prie,
dis-moi: es-tu lui?"
"Je suis lui. Et tu es lui. Et vous êtes tous lui. Le fait est que
moi je me le rappelle et vous, non."