Le succès personnel du Vampire comme conclusion à la confusion affective de ses victimes

La vaste mise en œuvre de ce système détermine une distorsion généralisée de l’évaluation des défauts et des qualités. Immergés comme nous sommes dans cette espèce d’ensorcellement, nous finissons souvent par prendre un défaut pour une qualité et vice-versa.

Chaque fois que nous rencontrons une personne disposée à nous aimer, ou simplement à nous accorder "gratuitement" son attention, sans chantage, nous pourrions très bien apprécier cette attitude, et aller jusqu’à éprouver une grande admiration pour cette personne, voire peut-être s’en éprendre. Mais notre engouement pour quelque chose d’aussi profondément différent de ce que nous connaissons risque d’être de courte durée. Très vite nous relèverons chez ces étranges individus quelque chose de trop autre pour être supportable, et nous commencerons à les dévaloriser justement parce qu’ils ne nous soumettent à aucun chantage. Nous prendrons leur disponibilité pour de la faiblesse, et leur sérénité pour de la simplicité d’esprit, et très vite nous commencerons à souffrir de crises de manque à l’égard de la dimension bien connue du chantage permanent. C’est l’histoire de tant de rapports de couple, quand un des partenaires, qui donne son affection sans ne dicter aucune sévère condition, finit par être déçu, parce qu’il ne provoque pas ce vertige particulier, ce frisson particulier que l’on tient pour partie intégrante d’un ravissement affectif. Le frisson du Vampire justement.

Dans Angelo (la nouvelle déjà citée dans les parties consacrées aux symptômes d’agression vampirique et au déni de dignité), ce schème se présente dans toute sa virulence. Ivan paye en effet l’honnêteté de ses sentiments en essuyant par deux fois l’humiliation de se voir ravir un amour par Angelo, le dur du quartier qui a engagé avec lui une compétition sans merci. Comme vous vous en souviendrez, la faute d’Ivan est seulement de jouer dans la même équipe qu’Angelo et d’être un footballeur talentueux qui met en péril l’aura de ce dernier. La première à céder à la manœuvre est Livia, la fiancée officielle d’Ivan. Tout en restant amoureuse de lui, Livia est aspirée dans le mystérieux gouffre d’Angelo, qui l’entraîne d’abord dans une trahison épisodique puis dans les filets d’une passion trouble qui aboutira à la conception d’un enfant et à un mariage inopiné, réparateur. La seconde fois Ivan essuiera la perte de Marisella, jeune fille qui dans le passé a été brutalement congédiée par Angelo et qui, justement à cause de la trahison de celui-ci avec Livia, a tenté de se suicider. Au moment où la relation entre Angelo et Livia est sur le point de donner lieu à un mariage, Marisella avoue son amour à Ivan, lequel finit par trouver dans ce nouvel attachement une raison de vivre.

[Ivan] était toujours éperdument amoureux de Livia, laquelle avait cependant décidé d’expier sa faute en renonçant à Ivan lui-même, plutôt qu’à Angelo. Ainsi, dans les rares occasions où il leur arriva de se rencontrer, Livia et Ivan endurèrent la douleur d’un enfer aussi torturant qu’inévitable: elle aimait secrètement Ivan mais ne trouvait pas juste de se partager entre lui et Angelo, duquel elle n’arrivait de toute façon pas à se détacher parce qu’il lui insufflait dans les veines la passion dévorante d’une absolue soumission au sexe; Ivan de son côté, qui aurait été disposé à retourner avec elle et qui sentait qu’elle lui rendait secrètement la même torrentielle affection de cœur que celle qui courait en lui, était contraint d’ingurgiter des discours et des attitudes de pure forme qui lui nouaient la gorge, l’étouffant dans l’étreinte d’un désespoir qui ne s’épanchait jamais dans les larmes, mais toujours dans une dépendance absolue. La dernière fois qu’il la rencontra, avant que ne s’ouvre entre eux l’abîme incommensurable des années, elle lui dit, d’une voix empruntée au néant: "Je sais que tu fréquentes Marisella. Je suis contente. Tu mériterais vraiment une fille comme elle": Et lui, avec une voix empruntée à l’intelligence lui répondit: "Marisella sait que nous nous fréquentons. Elle est contente. Je mériterais vraiment une fille comme toi". C’etait une déclaration d’estime parfaite et d’amour absolu; mais elle ne la comprit pas. Et elle conclut: "Ne sois pas jaloux d’Angelo. Tu es et restes unique". Ivan eut à peine le temps de la déposer devant chez elle, puis il put enfin ouvrir les vannes du fleuve qui lui oppressait les yeux depuis des mois, finissant de pleurer contre un mur, après l’inoffensif tête-à-queue avec lequel sa Seicento avait voulu lui rappeler qu’elle aussi était folle de douleur au souvenir des baisers dont lui et Livia, autrefois, l’avaient imprégnée.

[...] Une fois dehors il enlaça Marisella, s’abandonnant entre ses bras comme un athlète s’abandonne entre ceux de son entraîneur après avoir remporté une course. Marisella frémit et sembla fondre de passion à ce geste, qui au contraire était pour Ivan absolument innocent. Ils marchèrent un moment enlacés et une fois dehors elle demanda à Ivan de s’asseoir sur un banc de pierre.
"J’ai deux nouvelles à t’apprendre. Une mauvaise et une... je ne sais pas, peut-être la seconde aussi est-elle mauvaise. La première, c’est qu’Angelo et Livia se marient parce qu’elle s’est retrouvée dans un état compromettant"...
Ivan [...] était sur le point de s’évanouir et il se cramponna à l’ambiguïté de cette irritante expression censurée [...] "Qu’est-ce que ça veut dire? Compromettant. Mais comment tu parles? Qui exactement pourrait être compromis par son état? Hein?[...]"
"Disons qu’elle est enceinte."
"Ah, nous y voilà", dit Ivan avec le ton de quelqu’un qui veut démontrer à quel point il est commode de parler clairement. Et à quel point une sentence de mort, si elle est prononcée avec clarté, peut être une chose absolument normale. Acceptable. Saine. Naturelle. Il semblait qu’il allait se mettre à dire: "Bien bien bien. Qu’est-ce qu’on fait de beau maintenant?". Mais il ne le dit pas, parce qu’alors qu’il s’enfonçait dans la coulée de lave de la douleur infinie, il vit une âme qui voyageait, comme un oiseau qui descend du ciel. Sa Livia qui prenait dans ses bras l’âme voyageuse et la posait sur son sein. La vie. Le destin. Ce que tu as de plus précieux, précipité dans un abîme, et toi qui tends les mains vers une chose horrible. [...] Et il ne s’aperçut absolument pas qu’il s’était levé et lancé dans une course folle, aveugle, brisée seulement par l’étreinte de Marisella qui avait désespérément couru après lui, ni ne comprit que ce cri inhumain qu’il entendait résonner dans son cerveau sortait de sa bouche jusqu’à ce qu’il s’étouffe entre les lèvres béantes de Marisella qui le réaspiraient en elle, et dans le tournoiement vertigineux d’une bouche inconnue, d’un amour consolateur qu’il savait fait de dents propres, de larmes mêlées et d’espoir.

[...] Ivan fut subitement précipité dans un nouveau cauchemar, inattendu et terrifiant. Marisella, l’incarnation du confort et de la chaleur, lui était devenue hostile [...]. Il commença à se sentir la partie faible de leur couple, la partie encombrante, celle où le bât blesse. Marisella continuait à lui accorder son temps et son amour, mais d’une position de supériorité préoccupée, comme un chef de famille qui consent à son neveu de s’asseoir à la même table que ses enfants.
[...] Puis, un jour de fin d’automne, alors que sur le banc gelé d’un parc de banlieue il reposait la tête sur les genoux de Marisella, lui demandant désespérément de l’aide, elle prit la parole:
"Tu vois, Ivan, ton problème c’est que tu n’es pas encore véritablement un homme. Tu es un peu un enfant. Et pour une femme, c’est vraiment un fardeau de tenir la main à un enfant. Je t’aime tant et je le fais volontiers. Mais je t’assure qu’il faut une bonne dose de persévérance". Ivan, qui se sentait alors plutôt vieux qu’enfant, eut l’impression d’avoir déjà vécu tant de fois dans sa vie, ou dans d’autres vies, ce même moment. Il quitta sa position qui paraissait désormais ridicule, et la regarda dans les yeux. Elle, la femme, baissa les yeux, mais lui, l’enfant, continua à la fixer, comme le font les enfants avec les adultes, quand les adultes se sentent pris en faute et cherchent à éviter ce regard implacable.
[...] Il la riva à son mensonge. [...] Il se rappela quand, quelques semaines auparavant, ils avaient vu Angelo, Livia et la petite Deborah passer lentement, comme dans un rêve, de l’autre coté de la rue. Marisella avait tendu le cou comme un petit chien qui a flairé une bonne odeur et dans ses yeux était apparu le signe d’une vacance angoissante. Elle s’était reprise en feignant d’être en proie à une pensée délicate, et avait dit: "Tout de même, que c’est beau les enfants, qui sait, nous...Quand...".
Angelo. Quand Ivan eut prononcé son nom, Marisella s’abandonna à une vive émotion, libératrice, infantile et cruelle: "Il me manque tant. Tant. Excuse-moi, mais c’est ainsi. Il me fait de la peine, tant de peine. Il a besoin d’aide. C’est pas une vie qu’il mène: travail, maison, langes, biberon et petite femme... Mais tu vois un homme comme lui mener cette vie? En plus avec elle, il n’a pas d’amour. Il est malheureux. Tellement malheureux. Le voir dans cet état devrait t’émouvoir toi aussi, qui le hais tant. Il a besoin d’aide. Mais il est pris au piège. Comment pourrait-il? Comment pourrait-il tout quitter, comment pourrait-il quitter cette créature? Il a besoin d’aide. Il a besoin de moi. Je ne lui demande rien en échange. Et lui ne me demande rien. Mais il me fait sentir que je vaux quelque chose. Et pour une femme, c’est tellement important de se sentir de quelque valeur".

 

 

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