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Prendre la juste mesure des actions du Vampire
Faire preuve de respect à l’égard du Vampire veut dire avant tout
prendre la mesure de ses actions, en les prenant soi-même en
considération et en les lui faisant prendre. Ceci créera les conditions
pour le placer devant le miroir où il rencontrera son Néant. Une
opération extrêmement délicate, comme nous l’avons déjà dit, qui
pourra être portée à terme seulement si l’on recourt à un mélange
dosé de courage, d’intelligence et d’amour propre, d’amour pour les
autres et pour les choses justes de la vie.
Dans la courte nouvelle Le
gérant,
Massimo, après avoir été humilié de façon répétée par le gérant
(qui ne le salue pas par principe) et par le concierge (qui au contraire n’omet
de le saluer qu’en présence de son supérieur), trouve finalement le
courage de prendre la juste mesure du comportement stupide et malpoli des
deux hommes, sans renoncer ni au respect envers lui-même, ni envers cet
étrange couple de Vampires. Des deux, c’est le concierge qui s’avèrera
le pire, celui qui a choisi de sacrifier sa familiarité avec Massimo au
plaisir qu’un "puissant" est présumé trouver à humilier. Le
gérant retiendra au contraire la leçon et sortira du schéma vampirique
du non-salut, gagnant en civilité. Gain, qui sait, qu’il aurait fait
bien avant si quelqu’un, au lieu de flatter ses pires tendances, l’avait
mis face au miroir de sa malpolitesse.
Massimo laissa aller la poignée de la porte cochère qui se referma
toute seule. Il pensa à Ale. Do not forsake me, oh my Darling,
commmença-t-il à fredonner dans sa tête. High Noon.
Effectivement il était presque midi. Et il était seul, comme le shériff
Kane. "Je t’aime" dit-il à voix basse. Et il lui sembla
entendre la voix de Ale qui lui sussurrait "Je t’aime" à l’oreille.
Il se dirigea vers les deux hommes et à pas lents et mesurés les rejoint.
Ils l’entendirent arriver mais aucun des deux ne lui accorda la moindre
attention. Massimo l’avait prévu. Il fixa des yeux la nuque impudente
du gérant. Puis il parla:
"Monsieur le gérant, excusez-moi..." commença-t-il avec une
humilité affectée, "Ne répondez-vous donc jamais au salut des
autres, ou bien m’en voulez-vous personnellement?".
Toute la création sembla plonger dans le silence. Un silence primordial,
magmatique, d’avant le Verbe. Le concierge fut le premier à réagir. Il
le regarda la bouche bée et les yeux exorbités comme si Massimo eût à
peine renversé un calice sacré, plein d’hosties, et qu’il se fût
mis à les piétiner sauvagement.
Le gérant au contraire, cessant finalement de fixer ses papiers, tourna
lentement sa tête jusqu’à atteindre Massimo du regard. Les lunettes
sur le nez et les yeux encore un peu bigles à cause de la concentration
de la lecture lui donnaient une apparence à mi-chemin entre extase et
hébétude. A moitié affalé comme il l’était sur le banc, il avait l’air
d’un ripailleur romain ivre, allongé sur un triclinium à se gaver d’œufs
de caille.
"Que dit-il?", demanda-t-il au concierge, la voix étouffée et
enrouée par cette absurde position. Le concierge resta à le regarder,
muet. Il était tellement occupé à attendre ses ordres qu’il ne
réussit même pas à répondre à son Maître.
"J’ai demandé", intervint Massimo: "Ne répondez-vous
donc jamais au salut des autres ou bien m’en voulez-vous personnellement?".
Alors que le concierge se prenait la tête entre les mains, le gérant fut
traversé par une sorte de tremblement qui lui parcourut tout le corps.
Frissonnant encore un peu, il ouvrit tout grand la bouche en un
extraordinaire bâillement, se remit ensuite dans une position plus
gracieuse, se redressant sur le banc jusqu’à s’asseoir. On aurait dit
qu’il s’éveillait d’un rêve et son visage prit instantanément une
expression d’humaine sollicitude.
"Je m’excuse vraiment", dit-il avec spontanéité. "Je
suis toujours distrait quand je travaille. Non, pensez-vous, rien de
personnel. Et en plus, pourquoi donc? Vous êtes quelqu’un de tellement
bien. Vous et votre dame. Quand je parle de vous, c’est toujours avec
enthousiasme, avec tout le monde. ‘Notre journaliste’, je vous appelle.
Je lis toujours vos articles. Je vous ai même vu à la télévision une
fois, et j’ai dit à ma femme: ‘Le voilà. le monsieur du
rez-de-chaussée, notre journaliste’. Excusez-moi, vraiment".
Le gérant se leva, alla vers Massimo, et lui tendit une main, que Massimo
serra avec chaleur. Alors que les deux hommes se serraient la main, le
concierge regardait Massimo avec un sourire complaisant, comme à vouloir
dire: "Bienvenu à bord, l’ami. Tu vois qu’à force de prendre
ton mal en patience, tu as fini par te faire concéder un peu de dignité
humaine?". Massimo l’ignora.
Toujours sans regarder le concierge, Massimo gagna la porte cochère, l’ouvrit
et sortit, tandis que le gérant répétait derrière lui: "Bonjour,
bonjour, bonjour, bonjour...".
Le même Massimo (mais outre dans une autre nouvelle, à une autre
époque de sa vie) se charge de neutraliser rien de moins que Samuel
Serrandi, le Vampire sans pitié de la nouvelle éponyme, lequel, après avoir utilisé
à une première rencontre tout son répertoire de mensonges (de
ses voyages à son train de vie astronomique, jusqu’à ses "deux,
presque trois maîtrises") comme dorure à sa misérable duperie,
lors de la seconde rencontre paye non seulement tous les mensonges de la
première, mais voit coup sur coup toute nouvelle tentative d’inventer d’absurdes
histoires contrée par Massimo.
[..] A quatre heures pile, Serrandi actionna délicatement la sonnette.
"C’est vous, Docteur Serranda?"
"Docteur Samuel Serrandi. N’ayez crainte, ouvrez la porte."
[...] "Vous, Docteur Serramenti, vous êtes diplômé en Droit, n’est-ce
pas?"
"Serrandi. Oui, en Jurisprudence. Et également en Langues."
"Avec qui vous êtes-vous diplômé en Droit?"
"Alors, en Jurisprudence. Attendez, mais vous savez que je ne m’en
souviens pas? Ah si, avec quelqu’un du nom de Dupont. Un type... Je vous
dis pas...Imaginez qu’une fois..."
Quand j’ai dit avec qui, je voulais dire avec quelle spécialité."
"Avec quelle spécialité, me dites-vous... Avec la spécialité...
la spécialité classique en Jurisprudence, évidemment."
"Et quelle est la spécialité classique en Jurisprudence?"
"...Droit..."
"Droit quoi?"
"Droit... certitutionnel… "
"Droit certitutionnel? Mais qu’est-ce que vous racontez?"
Le gros visage de Serrandi était devenu violâtre. Il commença à
toussoter et à se racler la gorge. Puis il fit semblant d’avoir entendu
sonner son portable et s’excusant d’une voix aphone, alla dans le
couloir, où il improvisa à voix haute une conversation téléphonique
avec un fantôme. Quand il revint, il était de nouveau tout joyeux et
commença à parler d’un de ses clients, un fameux cardio-chirurgien
anglais, qui l’avait invité à prendre le thé à cinq heures. Et
étant donné que les Anglais ne tolèrent aucun retard, spécialement
pour le thé, il valait mieux se dépêcher.
"Comment s’appelle-t-il votre cardio-chirurgien?"
"Ohé, il n’a rien de mon cardio-chirurgien. Touchons du
bois. C’est un de mes clients. Pas moi un des siens", dit-il sur un
ton malicieux. Mais le sourire s’évanouit sur ses lèvres quand Massimo
lui répéta: "Comment s’appelle-t-il?".
"Euh... il s’appelle... Smith. Professeur Smith, de Londres."
"Si j’ai bien compris, vous vous diplômez sous la direction d’un
certain Dupont, votre meilleur client s’appelle Smith. Je parie que vous
connaissez également le professeur O’Hara de Dublin et le docteur Popov
de Moscou, pas vrai?"
Serrandi n’arrivait même pas à saisir la plaisanterie, mais avec l’air
de qui, écumant de haine, est obligé de sourire au grand-père sévère
qui est sur le point d’arrondir ses étrennes, il s’assit de nouveau.
Puis il sembla avoir une idée subite, lança à Massimo un regard
farouche et commença à sortir une copie du contrat déjà signé.
"Et en Langues? En quelle langue êtes vous diplômé?"
Les yeux de Serrandi devinrent un instant rouge de colère et sa bouche
prit un pli cruel. Il ne résista pas et éclata, même si sa réplique n’était
pas dénuée d’une touche de patiente bonhomie.
"Veuillez m’excuser, mais qu’est-ce que vous me voulez?"
"Moi, rien. Ce n’est tout de même pas moi qui vous ai fait part de
mes voyages, de mes préférences culinaires et de mes diplômes. Et
finalement dépassé l’embarras des débuts, je m’intéresse aux
sujets les plus chers à vos yeux, et voilà que vous vous vexez?"
"Non, je vous en prie. Il m’en faut un peu plus. C’est juste que
je suis légèrement pressé..."
"Je ne vous ferai pas perdre de temps, je vous le garantis. Je vous
demandais juste en quelle langue vous étiez diplômé."
"J’ai étudié un peu toutes les langues. Vous savez comment c’est,
quand on a des facilités. Et puis, étant amené à voyager..."
"Moi, je parlais de celle du mémoire, probablement la langue
dominante dans votre cursus, à moins que pour chacune d’elles vous n’ayez
fait un cursus complet?"
"Pour chacune, pour chacune. C’est simple, de toute ma vie je ne me
suis jamais investi comme pour ce diplôme. J’en ai même fait une
dépression nerveuse. Bon, maintenant il faut vraiment que j’y aille",
conclut-il la voix tremblante. Deux petites gouttes de sueur tombèrent
sur sa veste de feutrine bleu ciel, l’une après l’autre.
"Vous voyez, monsieur Saracinesca..."
"Serrandi!" dit-il en hurlant et les yeux exorbités, "...
C’est pas bientôt fini cette plaisanterie du nom de famille? On est pas
au cinéma ici, et vous n’êtes pas Toto! Serrandi, si vous ne l’avez
pas encore compris. Ou plutôt, Docteur Serrandi, ne vous déplaise!".
"Allons Docteur... c’est à vous d’en finir. Et actuellement, en
philosophie, quelle est votre spécialité?
"Pourquoi? Pourquoi?? Que voulez-vous dire? Hein? Qu’est-ce que
vous me voulez? Vous savez que la Champyon Edizioni et la Sisthematic
Multimedial ne prennent même pas en considération les titres des
diplômés? Oui: philosophie. Et alors?"
"Ne vous vexez pas. Je suis convaincu de ce que vous affirmez. Entre
autres, parce que je n’ai aucun doute sur le fait que la Champyon
Edizioni et la Sisthematic Multimedial, à supposer qu’elles existent, n’acceptent
que des diplômés en Droit certitutionnel et en Pot-pourri de langues. A
propos, votre mémoire de philosophie, sur quoi portera-t-il? Sur les
li-monades de Leibniz?"
Serrandi se leva comme une furie, remit dans sa poche le contrat en
chiffon, ferma son sac et se dirigea vers la porte d’entrée à grands
pas sonores. Puis il cria: "Nous nous reverrons au Tribunal!",
et il claqua la porte avec fracas.
Massimo resta un moment assis en silence. Il se leva ensuite et alla dans
le couloir, directement vers la porte d’entrée, mais vit soudain
Serrandi affalé dans un des fauteuils du vestibule, visiblement en proie
à quelque malaise.
"Je vous croyais sorti" dit Massimo d’un ton inexpressif.
Serrandi, d’une voix éteinte, lui répondit: "De l’eau. S’il
vous plaît, un verre d’eau".
"Vous ne préférez pas du thé? Il me semble en effet que le rituel
des cinq heures avec le cardio-chirurgien anglais soit tombé à l’eau."
[...] Massimo jeta ses feuilles sur la table, se frotta les mains, les
battit bruyamment, et d’un ton définitif, dit: "[...] je ne vous
paie pas".
"Oh que si vous me payez. Autrement, la plainte part aujourd’hui
même."
"Celle-ci aussi part aujourd’hui même. Et c’est une véritable
plainte, pas comme la vôtre", dit Massimo avec calme, lui soumettant
l’autre feuille, celle qu’il avait auparavant tenue fermement avec le
chèque. C’était la photocopie de la lettre recommandée de
désistement du contrat n.6646 conclu le jour précédent, "en
conformité et par effet de l’art.6 de l’Arrêté législatif n.50 du
15.1.92"...
Serrandi grinça des dents comme un chien en colère et brandit un gros
poing qui avait l’air du maillet d’un dieu nordique. Son visage était
violacé et sa chevelure blonde et touffue semblait se hérisser à vue d’œil
comme la crinière d’un lion sorti de ses gonds.
"Si vous posez la main sur moi, il me suffira de hausser la voix pour
appeler mon voisin. Dans la vie, il est commissaire de police, mais
peut-être pourrait-il être intéressé par vos programmes d’édition
électronique. Qui sait. On ne peut jamais savoir. A condition bien sûr
que vous ne me cassiez pas la figure."
Serrandi était dévasté.
Dans la nouvelle Le masque, Ale,
tourmentée par le fantôme de sa mère, qui continue encore depuis l’au-delà
à mettre en œuvre ses schèmes de vampirisme affectif, rompt le
sortilège avec un effroyable effort psychologique, prenant finalement la
mesure des paroles de sa mère à propos de l’homme qu’elle aime, et
contenant dans la réponse finale, parfaite parce que vraie, le sentiment
de sa propre liberté, hors du chantage.
"Pourquoi ne l’as-tu jamais aimé, maman?, dit Ale d’une voix
tremblante.
"Parce que c’est un tiède. Un peureux. Un mort. Et toi tu
ne..."
[...] "Ce n’est pas vrai, maman. Il est vivant. Et Aurora aussi
est vivante. Et moi aussi..."
"Toi, tu es comme moi, pas comme lui."
Ale, qui avait commencé à sangloter, répéta:
"Pourquoi ne l’as-tu jamais aimé? Pourquoi?"
[...] "Ce que je ne comprendrai jamais, c’est pourquoi tu l’as
choisi. Pourquoi justement lui?"
"Maman..."
"Pourquoi? Réponds-moi, mon enfant. Pourquoi?", la pressa la
mère prenant subitement un ton implorant.
"...Maman...", sussurra à nouveau Ale, et instinctivement
elle allongea la main dans sa direction comme à vouloir lui ôter un
masque.
"Pourquoi?" répéta la mère en se reculant, alors que sa
figure, tantôt stupéfaite, se décomposait maintenant.
[...] "...Parce que...", commença Ale sans réussir à
achever sa phrase...
Puis, pendant que l’obscurité se répandait dans la cuisine, et que
de la voix de la mère, il ne restait qu’un écho rythmique et assourdi,
dans le bredouillement des pleurs, elle réussit à dire:
"...il m’aime"
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