L’usurpation du temps d’autrui par le Vampire

Une des techniques d’approche typiques du Vampire consiste à soustraire à sa victime du temps qu’elle avait l’intention d’utiliser différemment. Pour obtenir le temps d’autrui, le Vampire recourt souvent à de petits actes de malpolitesse, importunant son prochain pour sonder sa disponibilité à céder de l’énergie.

Combien de fois nous est-il arrivé que de but en blanc, à un arrêt de bus ou dans quelque autre lieu public, quelqu’un nous adresse la parole comme s’il nous connaissait et commence subitement à nous exposer ses opinions, presque toujours réprobatives et indignées, sur quelque chose ou quelqu’un? D’habitude, il s’agit simplement d’une personne qui a envie de parler, de se soulager, de trouver un auditoire à ses invectives contre le gouvernement, la mairie, les transports urbains, ou les jeunes d’aujourd’hui. Un personnage inoffensif, très certainement. Mais à y regarder de près, un personnage qui a généralement quelque chose de rigide et de péremptoire à démontrer, qui a une très faible disponibilité pour dialoguer d’égal à égal avec les autres et qui, incessamment, nous demandera une adhésion aveugle à son point de vue, faisant dépendre son approbation à notre égard du degré d’affinité de nos opinions avec les siennes. Quel que soit le courant politique vers lequel penchent ses idées, il s’attendra à ce que nous les partagions, sous peine de nous en trouver dévalorisés. Son but, donc, est d’obtenir notre attention, mais pas pour dialoguer, seulement pour être conforté dans ses idées.

C’est un piège parfait, parce qu’il ne nous laisse que deux solutions: ou lui donner raison, par flatterie ou parce qu’il n’en coûte rien, en commençant à grommeler avec lui contre quelque personne ou institution, ou s’embarquer dans une discussion impossible avec un personnage qui a une thèse préconstruite et pour cette raison, indiscutable.

A ce moment, la question à se poser est la suivante: pourquoi, alors que je suis plongé dans mes pensées et mes préoccupations, alors que je suis sur le point de commencer une fatigante journée de travail, alors que je vais payer des impôts ou des dettes, alors que je vais à l’enterrement d’un ami, dois-je me prêter à la comédie de ce personnage en lui faisant office de public et en lui consacrant mon temps?

Pour ne pas parler de ces approches auxquelles nous avons déjà fait allusion à propos des symptômes d’agression vampirique. Combien de fois nous est-il arrivé en répondant au téléphone d’entendre qu’à l’autre bout du fil, quelqu’un est en train de faire un "sondage", ou veut nous "interviewer", pour découvrir à la fin de l’"interview", que nous venons de souscrire un abonnement à quelque improbable revue, ou qu’un représentant viendra le jour-même nous rendre visite à domicile pour nous vendre quelque chose? Ou d’être arrêtés dans la rue par un des personnages présentés dans la section précédente et qui commence en disant "Je peux vous voler un moment de votre temps?". La réponse est non: le temps ne se vole pas, il se partage librement, éventuellement, pour le plaisir de le partager, par libre choix, ou bien par réelle nécessité. Mais un choix libre ou une nécessité sont des choses bien différentes que d’adhérer à une demande tactique, émise uniquement pour obtenir des avantages, qu’ils soient psychologiques ou pratiques.

Le temps est un don personnel, il est précieux, nous le recevons à la naissance, au moment où nous entrons dans une dimension autre que l’éternité, modulée et caractérisée justement par le crédit non illimité de temps dont nous disposons; c’est un don qui doit être utilisé avec délicatesse et respect, et partagé avec qui sait le respecter. Derrière la convoitise du temps d’autrui se dessinent toujours les traits du Vampire. Peut-être ceux d’un Vampire quasiment inoffensif, qui se contente de quantités modiques de temps et d’énergie. Des piqûres de moustiques. Mais quand bien même, cela reste quelqu’un qui ne peut s’empêcher de chercher à manipuler le temps d’autrui.

Dans la courte nouvelle Le gérant, Massimo, le protagoniste, est presque quotidiennement alpagué, alors qu’il sort pour aller travailler, par son concierge, qui l’entretient des nouvelles du jour en lui servant de véritables "éditoriaux".

Plus d’une fois, assis sur le banc de la loge, il l’avait intercepté tandis qu’il se dirigeait à longues enjambées vers l’étreinte d’un jour nouveau, prenant au piège son pas franc et ostensiblement pressé dans le guépier d’un invariable: "Vous avez vu, Monsieur Massimo?". "Quoi donc?" répondait Massimo les dents serrées, freinant sa course comme un automobiliste frustré dans son élan par la palette d’un agent de la circulation. "Comment, quoi donc?", répliquait le concierge, commençant immédiatement à exposer son point de vue sur la nouvelle du jour. Les sujets couvraient les trois domaines sur lesquels lui, comme à peu près tout le reste du genre humain, se sentait doté d’une opinion toujours claire, originale et courageuse, de celles qui vont droit à l’évidence: la politique, la justice et le football. Massimo, désireux de rendre sa cordialité au concierge, et en même temps, de limiter la durée de l’entretien, au début avait cédé à l’audition de ces sermons compliqués, se contentant de toussoter nerveusement et de regarder l’horloge avec insistance, pendant que son esprit vagabondait ailleurs. Mais regarder l’horloge, quand on a en face de soi quelqu’un qui a pour principal objectif de te soustraire ton temps, pour se l’accaparer, est une opération inutile.

L’affaire se complique lorsque, comme on l’a vu, le concierge prétend tantôt s’amuser à bloquer le passage de Massimo en le retenant par ses sermons, tantôt, considérant être agréable au gérant de l’immeuble (lequel ne salue jamais Massimo), aller jusqu’à se permettre de lui dénier un salut.

"Bonjour!", dit Massimo d’une voix claire et forte à l’adresse des deux hommes. La totalité du porche résonna de son salut. Le gérant continua, imperturbable, à parler à voix basse avec le concierge. Bien plus, avec un stylo qu’il avait à la main, il commença à indiquer quelques coins du porche où devaient probablement être faits certains travaux, ou des vérifications. Le concierge, en revanche visiblement embarrassé, lança un regard furtif en direction de Massimo, sans toutefois répondre à son salut ne serait-ce que par un simple signe. Le matin suivant [...] le concierge était à son poste. [...] Massimo s’apprêtait à le saluer allègrement, pour lui faire remarquer qu’il n’en avait absolument pas après lui à cause du salut non rendu de la veille, mais le concierge le devança.
"Vous avez vu, monsieur Massimo?"
Massimo vacilla. Il n’arrivait pas à croire que le concierge puisse avoir l’insolence de lui proposer un autre de ses éditoriaux, après le numéro du jour précédent. Et pourtant il le fit.
"Oui? Vous disiez?"
"Je disais, vous avez vu, quelle honte?"
"Bah, en cherchant un peu, des choses honteuses, on peut en voir tant. A quoi faites-vous allusion?"
Cette fois-là, le dédain du concierge était dirigé contre l’équipe d’Italie de football et son commissaire technique. L’éditorial fut plus venimeux que d’habitude. Il semblait que la frustration du concierge augmentât de jour en jour. Son visage devenait tout rouge et de temps en temps il écarquillait les yeux comme un fou, regardant Massimo fixement comme s’il était son détracteur dans un procès dont dépendait sa propre vie. Massimo était à la fois irrité, embarrassé et attendri par tant de malheur.
"Vous dites que de toute façon nous sommes qualifiés pour le mondial. Bravo! Bonne nouvelle! Et avec une telle équipe, on y fait quoi, au mondial? Hein? Vous les imaginez vous, ces andouilles face au Brésil? Hein? Ou à l’Allemagne? Hein? Autant rester à la maison! Hein? Qu’est-ce que vous en dites, vous?"
"Bah, le mondial,
c’est un peu à part. Vous vous souvenez en 82? Quelques jours avant de battre l’Argentine et le Brésil, on avait fait match nul avec le Cameroun... Après, on écrase la Pologne et l’Allemagne, et on remporte le titre..."
Le concierge fixa son visage pendant une demi-minute, puis détacha son regard et avec un mépris évident commenta
:
"Vous avez de la chance, vous qui croyez encore au père Noël"."Filez, filez" conclut-il, un sourire amer au visage. "Filez, ou vous allez être en retard".
Et en même temps il faisait un geste vague de la main, qui semblait vouloir dire "Circulez, circulez...".
Massimo, un peu mortifié et un peu soulagé d’avoir enfin été congédié, le salua et s’en alla en fermant doucement la porte cochère derrière lui.

Dans une autre nouvelle tirée Mario Corte, le désormais fameux vendeur de fausses encyclopédies multimédias utilise, comme nous l’avons souligné, une technique consistant à submerger de bavardages son interlocuteur. Avant de porter ses coups, en finissant par extorquer à celui-ci la signature d’un contrat lui passant la corde au cou, il vient à bout de sa résistance par la manipulation acharnée du temps, alternant, à un écœurant verbiage promotionnel autour de son produit, des considérations absolument étrangères à la question.

"Vous savez que j’arrive de Turin? Je suis descendu de l’avion il n’y a pas plus de trois quarts d’heure. Le temps de sauter dans un taxi et me voilà. 85.000 lires de course. C’est cher ou pas? Vous savez que je n’en sais rien: la Sisthematic Multimedial paye tout; vraiment tout: elle ne nous fait même pas payer un café. Et vu que je n’arrête pas de travailler et que je suis sans cesse en déplacement, je suis en train de perdre le sens des réalités économiques. Avant-hier j’étais à Ravenne. J’ai mangé à la "Chandelle rouge", oui, copieusement - vous savez, moi à midi, je ne mange presque jamais, je grignote, comme on dit chez moi, et du coup le soir, je me requinque - mais 170.000 lires, cela m’a semblé un peu beaucoup. Ou non? Vous savez que vraiment je ne m’y retrouve plus. Bien sûr j’ai mangé de ces petits maccaronis "all’amore", qui les feraient saliver au "Santa Klaus", à Milan. Et le poulet à l’argile? Moi, je n’arrive tout simplement pas à imaginer ce qu’ils mettent dedans. Ce sera le temps de cuisson, quelque épice secrète, mais c’est la chose la meilleure que j’aie jamais mangée. [...] Alors la cuisine napolitaine vous plaira certainement. J’y étais il y a cinq jours, à Naples. Saveurs simples, rien de trop recherché, mais saveurs vraies. A Naples, l’huile est huile, le roux est roux, la tomate est tomate fraîche et les clovisses, clovisses plantureuses. Et par dessus tout, si l’on aborde la question des pizzas, la mozzarella est mozzarella. De buffle. Tellement fraîche que si tu la presses, le petit lait doit en sortir en cascade. Coupée en tranches épaisses, comme cela la saveur de la mozzarella crue se conserve après son passage au four. Au feu de bois, évidemment. Et il existe des vandales qui essaient de te faire passer pour de la pizza certaines choses sorties d’un four électrique. Quels criminels... Excusez-moi si j’utilise des mots un peu forts, mais on parle tant d’identité nationale, de retour aux valeurs, de perpétuation des traditions, et ensuite quelqu’un vient prétendre vous mettre dans l’estomac des pizzas massacrées au four électrique…"

[...] "Je vous explique tout de suite: la Systhematic Multimedial, leader mondial sur le marché de l’édition éléctronique, conjointement à la Champyon Edizioni, du groupe éditorial Champyon & Winning International, est en train de lancer une nouvelle, une extraordinaire initiative éditoriale que seules des personnes de vaste et profonde culture, telles que vous, pourront apprécier pleinement. Voici, regardez un peu ceci. [...] "Vous ne devrez en aucun cas acheter l’Encyclopédie, mais juste exprimer votre avis la concernant. [...] Quelques informations sur l’Œuvre. Neuf ans de travail pour la réaliser. Version unique sur Cd-Rom: Cd de 640 megabytes, texte, images, son, musique, le tout complètement interactif. [...] Contenu: informations interdisciplinaires sur les technologies de pointe, avec des textes aptes à mettre en évidence les tenants des réalisations technologiques en les décodifiant et en les réorganisant sur des bases non seulement scientifiques, mais aussi de divulgation. [...] Avant de la lancer sur le marché, la Sistemathic Multimedial et la Champyon Edizioni veulent y voir clair et la tester de toutes les façons possibles. En clair, il s’agit d’une œuvre destinée à laisser une empreinte profonde dans le panorama de la divulgation scientifique. Sa production a coûté énormément, mais énormément de milliards, et pourtant elle ne sera pas mise sur le marché avant d’être parfaite, même s’il en coûtait encore autant de milliards pour la mettre au point. Et alors là, voici l’idée révolutionnaire. Pourquoi ne pas faire évaluer l’œuvre avant de la mettre en vente? Et par qui? Par des experts, des scientifiques, des professeurs de renom? [...] Non: ce qui nous intéresse maintenant, c’est l’avis des autres, de vous autres hommes de culture, vous autres professionnels […], de vous qui pouvez vous permettre de choisir parce que vous êtes en mesure de juger, de vous qui voulez toujours le meilleur, qui prétendez toujours au meilleur! De vous qui êtes expérimentés, qui savez garder les yeux ouverts. De vous qui êtes le vrai nerf du marché".

Pas encore satisfait, avant d’asséner le coup de grâce à son client, il repart dans d’autres divagations en lui infligeant le portrait de son vieux professeur de lycée.

"... Il s’appelait Capponatto, avec deux P et deux T, comme il disait. Quel personnage... Complètement givré. Il t’appelait au tableau, te regardait fixement dans les yeux et puis te disait, en susurrant: "Homère...", et il n’ajoutait rien. [...] Mais je lui dois tout. Deux diplômes de maîtrise, grâce à lui et à la teigne avec qui je me gavais de culture. Droit et langues. Et en ce moment, je prépare le troisième. Philosophie. Ça a toujours été mon rêve. Mais j’ai peu de temps pour étudier. Pensez un peu que le dernier examen, je l’ai préparé en un week-end. Entre le vendredi et le lundi. Trente sur trente. Sans les félicitations du jury. Mais vraiment, passez-moi l’expression, qu’est-ce qu’on s’en fiche. Il y a un bon moment, je l’ai rencontré, Capponatto. [...] Qu’est-ce qu’on rit quand on se rencontre. Dommage que sa femme se porte mal, le malheureux. Mais il a un de ces esprits! Quel homme."

Quand finalement il en viendra à conclure l’affaire, son client sera déjà exténué par tant de bavardage, intoxiqué par toute cette perte de temps, et n’attendra qu’une chose, se libérer de cet envahisseur, en se laissant embobiner, quoi qu’il en coûte.

 

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