
|
|
Le déni de la dignité humaine par le Vampire
Nous avons déjà dit un mot du moyen d’appropriation d’énergie qu’est
la privation de dignité, faisant référence à la courte nouvelle Le
gérant: la rencontre du Vampire, et des moyens rustres par lesquels
il s’approprie l’énergie vitale contenue dans la dignité humaine, y
débouche sur un sentiment d’inadaptation face à la vie, et sur la
sensation de se trouver à un carrefour: ou l’on se résigne à sa
propre infériorité, ou l’on bifurque et se comporte comme le Vampire.
C’est ce qui arrive à Massimo, le protagoniste, à la suite de la
scène qui a été décrite à propos des symptômes d’agression
vampirique. Humilié par les deux personnages qui s’obstinent à ne pas
répondre à son salut, Massimo devient la proie d’une étrange et
énigmatique vision de la condition à laquelle les Vampires réduisent
leurs victimes.
Alors qu’il actionnait la poignée de la porte cochère, il eut le
sentiment d’avoir rejoint, malgré lui, les rangs d’un régiment. Une
légion d’individus qui n’avaient plus le choix. Ils étaient vêtus
en forçats et portaient, pendus à leur cou, un panneau qui disait:
ATTENTION: INDIVIDU PRIVE DE DIGNITE. LES PLUS ELEMENTAIRES REGLES DE
POLITESSE ENVERS CET INDIVIDU SONT SUSPENDUES JUSQU’A NOUVEL ORDRE. Dans
le reflet de la porte vitrée, il se vit, parmi de nombreux autres
forçats, faire la queue pour atteindre une table où un employé
distribuait à chacun une feuille grise; quand ce fut son tour, on lui
présenta un crayon à papier: il devait tracer une croix dans une des
cases que proposait la feuille grise; sur la première était écrit:
HUMILIATION; sur la seconde: SUPERIORITE. Massimo hésita. Il pouvait
choisir entre accepter avec soumission ce qui s’était produit, ou
réagir avec supériorité, concluant: "Mais tu sais ce qu’il m’importe
à moi, le salut de ces deux péquenots!". Etant entendu que quel que
soit son choix, il serait entré dans une logique aliénée où les hommes
ne sont pas égaux: ou quelqu’un se sent supérieur à un autre et cet
autre l’accepte, ou bien tous deux se sentent supérieurs et se
méprisent l’un l’autre. Tracer une petite croix dans n’importe
quelle des cases de cette feuille grise signifiait, de quelque façon,
commettre un crime contre l’humanité, et contre l’unique, l’incontestable
vérité, religieuse et laïque, qui existe sur terre, selon laquelle les
hommes sont tous égaux.
Le schème réapparaît ailleurs, en particulier dans la nouvelle
déjà citée de La 1100 Belvedere. Il s’agit
d’une nouvelle fantastique dans laquelle le protagoniste, lors d’un
voyage en voiture avec Chicca, sa petite fille de trois ans, et grâce au
prodige d’un mystérieux décalage temporel, se retrouve face à lui
enfant, et à son père à l’âge qu’il a, lui, au moment de l’histoire.
Les événements survenus dans l’enfance du protagoniste sont au centre
de la nouvelle. Un enfant (comme nous l’avons déjà évoqué dans la
partie consacrée aux symptômes d’agression vampirique) considéré ‘coupable’
d’avoir découvert un secret de famille qu’il ne devait pas découvrir,
et pour cette raison, brusquement privé de la dignité dont il pouvait
jouir auparavant, et confiné dans une dimension d’‘étrangeté’ et
de discrédit permanent. Le tout, évidemment, dans le but de dénigrer
ses affirmations. Dans cette conjuration vampirique à l’encontre d’un
innocent, le père a un rôle marginal; toutefois il devient le complice
idéal des véritables persécuteurs d’enfants, sa femme et un ‘ami de
famille’ ambigu: en effet, tout en suspectant la vérité, il préfère
ne pas la voir, jusqu’à en venir à la décision de confier son fils,
sur exhortation de sa femme, au soin du docteur Maggi, c’est-à-dire
tout bonnement à celui qui est au centre de l’inavouable secret de
famille. Voici la description que le père fait de l’enfant:
"Il est bizarre. Tellement bizarre. Avant, c’était un enfant
toujours gai, jovial, plein de fantaisie. Il chantait et récitait des
poésies pour tout le monde. Il inventait des histoires. Intelligent.
Eveillé. Mais maintenant, au contraire [...] Le voilà. Toujours en train
de bouder. Il est devenu revêche et distant, lui qui était solaire,
ouvert et affable avec les étrangers. Pensez un peu que quand je l’emmenais
au travail avec moi, il y a encore peu, il était l’attraction de tout
le bureau. Tout le monde l’adorait. Maintenant ils le traitent comme s’il
avait quelque maladie. Il reste là dans un coin, silencieux, il répond
à peine au salut de mes collègues, il ne sourit même pas par obligeance.
Et puis à la maison il est devenu arrogant. Et déloyal. On dirait qu’il
est toujours en train de ruminer quelque chose. Il ne parle jamais, et
dès qu’il s’agit de lui faire un reproche, il monte sur ses grands
chevaux. Dans ces moments, un peu qu’il parle. Il n’y a que les coups
qui le fassent taire. Il trouve à redire et chipote pour n’importe quoi.
Je vous assure que tenter de le faire céder, dans ces conditions, c’est
la croix et la bannière. On a même pensé un moment le confier à
quelque... établissement religieux, où ils sachent lui parler, le guider.
Mais je n’ai vraiment pas le cœur. Je préférerais que le docteur
Maggi lui donne un traitement, me conseille quelque thérapie, quelque
entretien avec un psychologue, je ne sais pas, je ne sais pas..."
"Vous semblez accorder une grande confiance au docteur Maggi."
"C’est une personne d’expérience. Un ami de confiance.
Quelqu’un qui connaît bien nos problèmes de famille. Et puis mon
épouse, pauvre femme, elle n’en peut vraiment plus."
Voici au contraire la vision qu’a le protagoniste de l’enfant,
affranchi, grâce au prodige d’une telle rencontre, de l’emprise des
versions ‘officielles’ commodes, et libre d’aimer ce petit garçon
qu’il est, et de s’accepter:
La bouche qui avait peut-être trop parlé, trop exprimé, et qui
maintenant s’était figée dans la fixité exsangue d’une fente
perpétuellement refermée à demi. Un nez dont le développement
hésitait entre un retroussement qui l’aurait livré à l’éternel
enfantin et finalement, au ridicule, et un allongement qui aurait
signé son visage, avant l’âge, de la marque de sa condition déjà
trop adulte. Le visage allongé. La tête qui, il y a encore quelques mois,
avait du être arrondie et bien proportionnée, s’étirait désormais un
peu trop en pointe vers le ciel, à la recherche d’une réponse, d’une
voix d’ange qui l’aide à comprendre un pourquoi trop difficile pour
son âme d’enfant. Les oreilles largement décollées, comme à vouloir
écouter à la porte d’une vie qui lui avait fait la promesse de
mélodies extraordinaires et qui maintenant l’avait exclu des délices
de son beau chant. Et enfin les yeux, voilés comme deux étoiles qui
brillent au loin et ont pour toile de fond une forêt de cheminées d’usine
insensibles au ciel et seulement capables de l’enfumer de leurs lourdes
scories.
Voici enfin les réflexions avec lesquelles le protagoniste clôt le
réexamen de cet âge où la dignité d’un innocent avait été
sacrifiée à une exigence supérieure, et l’audacieuse décision qui s’ensuit:
Je pensai à mon père, qui était enfermé dans l’obscurité de sa
1100 Belvedere, et mon cœur se serra. C’était un brave homme, qui
comme chacun de nous, sait sans savoir et se pose des questions sans
réponse, juste parce qu’elles lui donnent la possibilité de s’agripper
au doute; et il sait bien que s’il cessait un moment de se poser ces
questions aveugles, il devrait se confronter aux réponses qui depuis
toujours étaient là, tout simplement là. Mais je pensai aussi "aux
problèmes de famille", à ma mère qui n’en pouvait plus, à Maggi,
à combien il était un homme "d’expérience", et "de
confiance", aux traitements et aux thérapies qu’on organisait pour
immerger dans les fonds baptismaux de l’oubli cet enfant, qui un jour
avait été heureux, mais qui désormais en savait trop pour pouvoir l’être
encore. Je rentrai précipitamment et claquai la porte de la voiture,
comme un policier américain qui s’apprête à poursuivre un criminel. J’attachai
Chicca à son petit siège, je mis ma ceinture de façon décidée et
verrouillai les portes. Puis, je le regardai dans le rétroviseur: ses
gros yeux brillaient, et il avait la même figure excitée et extasiée
que quand papa n’avait pas encore rencontré Maggi, et qu’il le
faisait rêver parce que c’était un grand héros. Je passai la
première vitesse et partis.
Dans la nouvelle Angelo, Ivan, comme nous le
savons, est un footballeur de talent dont les ennuis commencent quand
Angelo, le capitaine de l’équipe, entre en compétition avec lui. Voici
comment les yeux de Angelo réussissent à distordre de façon grotesque
la figure de Ivan, lequel à l’inverse ne nourrit aucun sentiment de
compétition envers Angelo.
Angelo était stressé et frustré comme cela ne lui était jamais
arrivé dans sa vie. Son univers avait volé en éclats après l’arrivée
d’Ivan. L’idole, le mythe, le capitaine et le chef indiscuté de l’équipe
et du quartier, c’était encore lui, mais ce petit-maître, qui
ne savait envoyer dans les buts que des balles aérées qui étaient
déjà destinées à y finir, était arrivé dans sa vie comme une
malédiction. Il le haïssait déjà. Il le haïssait pour sa fausse
modestie, pour sa fausse générosité, parce qu’il lui plaçait
toujours cette balle juste dans les pieds, jamais quelques mètres en
avant comme lui le voulait, et il le faisait exprès, pour le faire
trébucher. Il le haïssait parce que c’était un fils à papa,
parce qu’il allait à l’université au lieu de gagner sa vie en
peinant, comme lui. Parce qu’avare de toute parole élogieuse, ou même
de considération à son égard, il se limitait à lui sourire avec sa
face de crétin, comme s’il voulait lui faire comprendre que pour lui le
grand Angelo n’était personne. Il le détestait parce qu’il avait une
chance absurde. Il tirait dans les buts et la balle entrait dedans,
tantôt en roulant, tantôt en rebondissant, tantôt échappant au portier
et tantôt directement, mais toujours mal tirée, avec ce pied qui avait l’air
d’une pioche. Il le détestait parce qu’Ivan était un privilégié,
un hypocrite, un chi-chi...
Dans le langage d’Angelo, l’expression chi-chi est la pire
des insultes que l’on puisse adresser à un homme. Chi-chi veut
en effet dire chic et indique tout ce que l’on peut concevoir de
plus sophistiqué, léché, privilégié et efféminé. La réaction d’Angelo
sera mortifère et consistera à nier à Ivan sa dignité humaine,
justement en faisant jouer le concept de chi-chi, qui suffira par
lui-même à déchaîner contre Ivan la haine de tout le quartier.
Ivan fut continuellement contesté, sifflé et hué pendant les matchs;
une fois, alors qu’ils lui hurlaient "piazza-le-lo-re-to
piazza-le-lo-re-to1", il s’arrêta pour discuter
avec le public et chercha à expliquer qu’entre lui et son rival, on ne
saurait dire qui était le plus prolétaire, parce que lui était fils d’un
syndicaliste de la CGIL et Angelo d’un entrepreneur; Mais une bouteille
de chinotto vide lui atterrit sur la tête et il finit aux urgences. La
carrosserie de sa Seicento fut rayée, les pneus crevés, le pare-brise
fêlé et les essuie-glaces cassés.
Ivan, privé, par le déni de sa dignité, de toute son énergie
vitale, et incapable de réagir adéquatement à l’anathème social dont
l’a frappé Angelo, entrera dans une crise personnelle qui non seulement
le poussera à abandonner le football, mais qui aura de graves
répercussions autant sur sa vie affective que sur ses études.
Le thème du déni de dignité intervient également, de façon
dramatique, dans la nouvelle Le masque. Une
mère-fantôme qui, alors en vie, avait senti sa relation avec sa fille
menacée par l’existence du mari de cette dernière, est prisonnière d’une
dimension crépusculaire dans laquelle, n’arrivant pas à réaliser sa
condition de trépassée, elle continue à tourmenter sa fille, exactement
comme elle le faisait vivante. Le moyen mis en œuvre pour se défendre,
morte ou vive, de cette menace est évidemment de discréditer le gendre
aux yeux de la fille, déniant toute dignité à sa qualité d’humain.
Le mari est encore une fois Massimo, le protagoniste de Samuel Serrandi
et de Le gérant, qui, selon une habitude des
nouvelles de Mario Corte, passe d’une nouvelle à l’autre.
La mère ouvrit le frigidaire et prit la petite casserole avec le
potage et le plat en terre cuite où se trouvaient deux quarts de poulet.
Ale crut se souvenir qu’Aurora avait cassé ce plat des mois auparavant.
La casserole non plus, elle ne l’avait pas vue depuis très longtemps.
La sonnerie stridente de l’interphone couvrit le bruit du poulet en
train de mijoter que la mère avait mis à chauffer dans le plat en terre
cuite. C’était Massimo. Il voulait savoir s’il devait aller acheter
du lait pour Aurora. Ale traversa la cuisine vide et silencieuse, et alors
qu’elle s’apprêtait à ouvrir le réfrigérateur, elle se rappela
avoir déjà acheté un litre de lait en faisant les courses le matin.
Elle revint vers le combiné de l’interphone pour dire à Massimo qu’il
n’y avait pas besoin de lait, mais en se tournant elle vit la main de sa
mère posée sur un angle de la table, illuminée par la lumière du
soleil désormais mourant; le reste de la silhouette était immergé dans
l’obscurité. Alors, elle décida qu’un autre litre de lait n’aurait
peut-être pas été de trop, et envoya Massimo l’acheter. De retour
dans la cuisine, elle vit le quart de poulet fumant dans son assiette et
sa mère qui se débattait avec les ordures.
"Pourquoi jettes-tu l’autre poulet, maman?"
"Parce que la cuisse me fait du mal: c’est trop gras "
"Si tu me l’avais dit avant, c’est moi qui l’aurais mangée et
je t’aurais donné le blanc."
"Tu n’as toujours aimé que le blanc."
"Et alors, qu’est-ce que tu vas manger à part le potage?"
"Rien."
"Maman..."
"Dépêchons-nous, il va arriver d’une minute à l’autre."
"Pourquoi, tu ne veux pas le voir?"
"C’est lui qui ne souhaite pas me voir."
"Après tout ce temps, Massimo ne te plaît toujours pas, pas vrai?"
"C’est tout de même pas à moi qu’il est censé plaire."
"Pourtant à moi, ça me ferait plaisir que la personne qui vit à
mes côtés te plaise."
"A moi aussi ça me ferait plaisir."
"Et pourquoi ne te plaît-il pas?"
"Il n’est pas sincère."
"Qu’est-ce que tu en sais?"
"Ça se voit. On a l’impression qu’il cherche toujours à se
cacher."
"C’est peut-être par timidité."
"Ce n’est pas par timidité. Moi, je suis timide. Je connais
la timidité."
"Et qu’est-ce que c’est?"
"De la fausseté."
"Comment peux-tu en être aussi sûre?"
"Je le sais."
"Il ne se pourrait pas que tu te trompes?"
"Non."
"Qu’est-ce qui te fait penser que tu as toujours raison?"
"Je n’ai pas toujours raison. Mais sur cette question, j’ai
raison."
"Et comment le sais-tu?"
"Je le sais."
"Pourquoi ne l’as-tu jamais aimé, maman?", dit Ale d’une
voix tremblante.
"Parce que c’est un tiède. Un peureux. Un mort. Et toi tu
ne..."
[...] "Ce n’est pas vrai, maman. Il est vivant. Et Aurora aussi est
vivante. Et moi aussi..."
"Toi, tu es comme moi, pas comme lui."
1"Place
Loreto", place de Milan où le cadavre de Mussolini, à la fin de la
seconde guerre mondiale, fut exposé aux injures de la foule. Dans la
nouvelle, les huées du public reviennent donc à traiter Ivan de fasciste
en lui souhaitant la même fin.
HOME - DEBUT
DE SECTION - PAGE
SUIVANTE
|
 |