L’usage stratégique du handicap par le Vampire

Dans la nouvelle La pelleteuse de Mario Corte, un professeur de dessin d’école primaire, Gerardo Accardo, outre des défauts bien plus graves qui apparaîtront au cours de l’histoire, se trouve être peu familier du bon usage de la langue italienne. Rien de grave, au fond: c’est un professeur de dessin, pas de lettres. Mais le problème est ailleurs: il est dans l’usage ‘stratégique’ qu’il fait, instinctivement et involontairement, de ses bévues.

"Alors", débuta le professeur Accardo, "soyez attentives à ce que je vais vous dire. Toi aussi, Cremona, sois attentive, et surtout toi, Santovito, sois attentive. Zorzi! toi aussi sois attentive!". Le professeur Accardo apostrophait souvent ses élèves de cette façon, croyant que "attentive" n’avait qu’une forme, et utilisait conséquemment cette unique forme aussi bien au féminin qu’au masculin. Cette bévue pourtant, tout en étant relevée par tout le monde [...], ne parvenait pleinement à la conscience de personne. En effet, quand il était question d’Accardo et que, comme pour tous les professeurs, on se moquait de lui pour un défaut ou un travers quelconque, il n’était jamais fait allusion à cette anomalie évidente (et aux autres, il se peut moins évidentes, dont regorgeait son discours); et, pour le même mélange de crainte et de pitié que tout bon despote est capable d’éveiller chez les consciences hésitantes, elle était passée sous silence. Bien plus, l’expression finit même par s’insinuer de façon latente et ambiguë dans la pensée verbale des élèves eux-mêmes, sans jamais supplanter pour autant la forme correcte; c’est ainsi qu’un jour, alors que le professeur de lettres réprimandait Silvestri pour sa distraction (lequel avait 8/10 en Italien et des parents qui avaient fait des études supérieures), celui-ci avait répondu avec promptitude et fierté qu’il avait été "toujours attenti...", estompant la terminaison pour ne pas mécontenter le fantôme d’Accardo et l’amener à un possible conflit d’autorité avec son collègue.

"… pour le même mélange de crainte et de pitié que tout bon despote est capable de susciter chez les consciences hésitantes". Voilà un des signes distinctifs du Vampire: il présente un léger handicap, un défaut presque imperceptible dans sa façon de parler, de réagir ou de se comporter. Ce handicap ajoute à notre respect humain naturel, et dans ce cas à la crainte de l’autorité, une sorte de pitié qui nous pousse à nous élever en défenseur du porteur de ce handicap, comme s’il s’agissait d’un handicap physique, pour lequel éprouver, bien justement, solidarité et compassion. Mais il ne s’agit pas d’un handicap physique: le professeur, dans ce cas-là, aurait tout loisir de se corriger. Non plus que son obstination dans l’erreur n’a à voir avec l’acceptable, la digne ignorance de qui n’a vraiment ni le moyen ni l’occasion d’améliorer son langage: lui n’est ni charretier ni terrassier. C’est un homme évolué, un enseignant, il fréquente ses collègues de lettres, lit les journaux, écoute la radio et regarde la télévision. Et pourtant, il reste ancré dans son erreur. Son instinct lui suggère que justement "cette tare évidente qui ne parvenait pleinement la conscience de personne", lui assurera une attention particulière, quasi-hypnotique, de la part de son audience estudiantine. Et au moment opportun, la classe sera prête à se ranger solidaire derrière lui, pas seulement parce qu’elle le considère comme une "bonne autorité", mais aussi par une sorte de "pacte de solidarité" envers son présumé handicap.

La puissance de l’usage tactique du handicap émerge de façon éclatante dans la nouvelle Samuel Serrandi, Serrandi, le vendeur de fausses encyclopédies multimédias sur CD-Rom, est le prototype du menteur total, qui manipule la réalité dans son intérêt exclusif. Il parle, parle, parle continuellement, submergeant son interlocuteur de son bavardage, pour endormir toute résistance et lui refiler sa camelote. Serrandi ne prétend pas que l’on croit à ses mensonges; au contraire, dans son rituel d’embobinage, il est presque bienvenu que le client comprenne qu’il est un menteur. L’essentiel est de transmettre la substance de son principal handicap, celui d’être un personnage totalement immoral et complêtement déshumanisé, exclusivement voué à berner son prochain. Il se vante d’avoir "deux maîtrises, presque trois", loue continuellement la solidité et la notoriété de sa firme, dont naturellement personne n’a jamais entendu parler, et offre en garantie à ses clients, afin qu’ils souscrivent des abonnements de plusieurs millions pour les douze années à venir, une police d’assurance "Loi/Dilondra". Il déclare ne travailler que dans l’intérêt de ses clients et naturellement met en garde contre le risque de laisser passer cette grande offre spéciale.

"J’œuvre dans votre seul intérêt. Et je vous assure que si vous ne signez pas, c’est vous qui n’aurez pas su y faire. Et vous n’aurez certainement pas fière allure face à un professionnel aguerri comme le soussigné. Ceci dit entre nous."

Quand pour finir Serrandi rencontre Massimo, un client aguerri et décidé à lui rendre la monnaie de sa pièce (la magouille de Serrandi a provoqué le suicide de Luigi, le meilleur ami de Massimo), il apprend que Massimo, par le passé, a travaillé à une enquête sur les techniques de persuasion utilisées par des personnages comme lui, laquelle a abouti à des conclusions psychologiques troublantes. Voici une partie du discours que Massimo tient à Serrrandi pour lui rendre compte des résultats de l’enquête dont il s’est occupé. (Par ailleurs, Massimo, d’après une pratique typique de Mario Corte, est un personnage qui réapparaît dans d’autres nouvelles, comme dans Le gérant, dont nous avons déjà cité quelques passages.)

"Pénétrant encore plus à fond les rouages des mécanismes de persuasion, on s’était aperçu que le vendeur exerçait un véritable "pouvoir personnel" sur le client. [...] Sur quoi se basait donc ce pouvoir? La réponse la plus commune était assez surprenante: sur la capacité du vendeur à communiquer au client une anxiété synthétisable dans le concept suivant: "si vous laissez passer cette occasion, vous allez vraiment vous ridiculiser." Mais pour se ridiculiser devant quelqu’un, encore fallait-il avoir une haute considération de son autorité. Sur quoi donc alors se fondait cette formidable autorité? Et les personnes interrogées, une fois leurs retranchements abattus, de fournir la plus libératrice et incroyable des réponses, une confession dans les règles: "Il me fait de la peine. Avec toute sa parlotte, son matériel promotionnel, avec toutes ses affirmations catégoriques, tous ses slogans, cet homme ME FAIT DE LA PEINE". Quelques uns, une fois la glace brisée, commençaient à éprouver un sentiment de rébellion et de profonde aversion à l’encontre de cette insoupçonnable conspiration de la pitié, qui produisait des chiffres d’affaire de millions de dollars. Leurs sentiments se résumaient dans l’antithèse des quatre thèmes fondamentaux qui étaient à la base du pouvoir de persuasion; ces mêmes choses que les gens auraient voulu dire aux vendeurs sans y être parvenus, finissant par céder à une pitié masochiste: 1) "est-ce qu’il s’est déjà vu que quelqu’un aille chez les autres, sans les connaître, pour le seul plaisir d’œuvrer dans leur intérêt?" 2) "mes craintes quant à l’investissement de mon argent sont plus que fondées parce que cet argent est à moi"; 3) "mais qui la connaît votre organisation?; et puis, si elle est aussi grande et renommée que vous le dites, pourquoi envoie-t-elle des démarcheurs faire du porte-à-porte?" 4)"Si je laisse passer cette offre spéciale, ce sera tant pis pour moi: mais à moi, ça me va très bien". Voilà ce qu’ils auraient voulu dire, mais n’avaient pas dit. Par crainte d’offenser leur interlocuteur. Par crainte de blesser quelqu’un qui est venu chez toi te dire que tu n’es pas informé, que tu ne vois pas ce qui est dans ton intérêt, que tu as des craintes infondées, que son entreprise est très grande et que si tu es stupide au point de laisser passer cette offre spéciale, tu t’en mordras les doigts... Vous comprenez maintenant?"

Naturellement Serrandi ne comprend pas, ou plutôt ne veut pas comprendre. Il ne peut admettre ce qu’il sait déjà parfaitement: que c’est tout justement la pitié qu’attire sur lui son handicap (un mélange mortifère formé de sa déshumanisation totale et de son recours systématique au mensonge) qui lui assure son succès. Mais Massimo va encore plus loin, en réussissant finalement à obliger Serrandi à signer une "décharge" dans laquelle son artifice psychologique pervers est crûment dévoilé.

Par la présente décharge, je déclare accepter le fait incontestable que l’abonnement aux 15 compact-disques de mise à jour de la Banque de données sur Cd-Rom, d’une valeur totale de 56.309.100 £, a été souscrite de votre part exclusivement par PITIE A MON EGARD. [...] Je vous autorise en outre à rendre publique cette déclaration et confirme sur l’honneur accepter pour totalité de la transaction précédemment conclue avec succès, l’affirmation suivante, selon laquelle, je vous cite: VOUS ME FAITES DE LA PEINE ET C’EST POUR CETTE SEULE RAISON QUE JE VOUS PAYE, et le concept qu’elle renferme. Signé...

 

Vous voulez lire intégralement la dernière nouvelle de Mario Corte, La réunion? Suivez le link et vous ferez une rencontre très spéciale avec un personnage qui s’y connaît en Vampires humains, et qui ne s’est pas limité à les combattre, mais dans un passé lointain affronta et défit l’Ennemi le plus terrible de tous, celui auquel tout Vampire a choisi de se dédier, dans l’illusion d’acquérir un pouvoir absolu sur les autres

 

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